Si je prends la plume pour vous parler de cela, ne croyez pas pourtant que je me propose d’écrire une histoire. Lorsque ces choses se passaient, j'avais atteint à peine les débuts de l'âge adulte, et quoique j'aie vu un peu de l'existence d'autrui, je n'ai guère le droit de parler de la mienne.
C'est l'amour d'une femme qui constitue l'histoire d'un homme, et bien des années devaient se passer avant le jour où je regardai dans les yeux celle qui fut la mère de mes enfants.
Il nous semble que cela date d'hier et pourtant ces enfants sont assez grands pour atteindre jusqu'aux prunes du jardin, pendant que nous allons chercher une échelle, et ces routes que nous parcourions en tenant leurs petites mains dans les nôtres, nous sommes heureux d'y repasser, en nous appuyant sur leur bras.
Mais je parlerai uniquement d'un temps où l'amour d'une mère était le seul amour que je connusse.
Si donc vous cherchez quelque chose de plus, vous n'êtes pas de ceux pour qui j'écris.
Mais s'il vous plaît de pénétrer avec moi dans ce monde oublié, s'il vous plaît de faire connaissance avec le petit Jim, avec le champion Harrison, si vous voulez frayer avec mon père, qui fut un des fidèles de Nelson, si vous tenez à entrevoir ce célèbre homme de mer lui-même, et Georges qui devint par la suite l’indigne roi d'Angleterre, si par-dessus tout vous désirez voir mon fameux oncle, Sir Charles Tregellis, le roi des petits-maîtres, et les grands champions, dont les noms sont encore familiers à vos oreilles, alors donnez la main, et... en route.
Mais je dois vous prévenir: si vous vous attendez à trouver sous la plume de votre guide bien des choses attrayantes, vous vous exposez à une désillusion.
Lorsque je jette les yeux sur les étagères qui supportent mes livres, je reconnais que ceux-là seuls se sont hasardés à écrire leurs aventures, qui furent sages, spirituels et braves.
Pour moi, je me tiendrais pour très satisfait si l'on pouvait juger que j'eus seulement l'intelligence et le courage de la moyenne.
Des hommes d'action auraient peut-être eu quelque estime pour mon intelligence et des hommes de tête quelque estime de mon énergie. Voilà ce que je peux désirer de mieux sur mon compte.
En dehors d'une aptitude innée pour la musique, et telle que j'arrive le plus aisément, le plus naturellement, à me rendre maître du jeu d'un instrument quelconque, il n'est aucune supériorité dont j'aie lieu de me faire honneur auprès de mes camarades.
En toutes choses, j'ai été un homme qui s'arrête à mi-route, car je suis de taille moyenne, mes yeux ne sont ni bleus, ni gris, et avant que la nature eût poudré ma chevelure à sa façon, la nuance était intermédiaire entre le blanc de lin et le brun.
Il est peut-être une prétention que je peux hasarder; c'est que mon admiration pour un homme supérieur à moi n'a jamais été mêlée de la moindre jalousie, et que j'ai toujours vu chaque chose et l'ai comprise telle qu'elle était.
C'est une note favorable a laquelle j'ai droit maintenant que je me mets à écrire mes souvenirs.
Ainsi donc, si vous le voulez bien, nous tiendrons autant que possible ma personnalité en dehors du tableau.
Si vous arrivez à me regarder comme un fil mince et incolore, qui servirait à réunir mes petites perles, vous m'accueillerez dans les conditions mêmes où je désire être accueilli.
Notre famille, les Stone, était depuis bien des générations vouée à la marine et il était de tradition, chez nous, que l'aîné portât le nom du commandant favori de son père.
C'est ainsi que nous pouvions faire remonter notre généalogie jusqu'à l'antique Vernon Stone, qui commandait un vaisseau à haut gaillard, à l'avant en éperon, lors de la guerre contre les Hollandais.
Par Hawke Stone et Benbow Stone, nous arrivons à mon père Anson Stone qui à son tour me baptisa Rodney Stone en l'église paroissiale de Saint-Thomas, à Portsmouth, en l'an de grâce 1786.
Tout en écrivant, je regarde par la fenêtre de mon jardin, j'aperçois mon grand garçon de fils, et si je venais à appeler «Nelson!», vous verriez que je suis resté fidèle aux traditions de famille.
Ma bonne mère, la meilleure qui fut jamais, était la seconde fille du Révérend John Tregellis, curé de Milton, petite paroisse sur les confins de la plaine marécageuse de Langstone.
Elle appartenait à une famille pauvre, mais qui jouissait d'une certaine considération, car elle avait pour frère aîné le fameux Sir Charles Tregellis, et celui-ci, ayant hérité d'un opulent marchand des Indes Orientales, finit par devenir le sujet des conversations de la ville et l'ami tout particulier du Prince de Galles.
J'aurai à parler plus longuement de lui par la suite, mais vous vous souviendrez dès maintenant qu'il était mon oncle et le frère de ma mère. Je puis me la représenter pendant tout le cours de sa belle existence, car elle était toute jeune quand elle se maria.
Elle n'était guère plus âgée quand je la revois dans mon souvenir avec ses doigts actifs et sa douce voix.
Elle m'apparaît comme une charmante femme aux doux yeux de tourterelle, de taille assez petite, il est vrai, mais se redressant quand même bravement.
Dans mes souvenirs de ce temps-là, je la vois constamment vêtue de je ne sais quelle étoffe de pourpre à reflets changeants, avec un foulard blanc autour de son long cou blanc, je vois aller et venir ses doigts agiles pendant qu'elle tricote.
Je la revois encore dans les années du milieu de sa vie, douce, aimante, calculant des combinaisons, prenant des arrangements, les menant à bonne fin, avec les quelques shillings par jour de solde d'un lieutenant, et réussissant à faire marcher le ménage du cottage du Friar's Oak et à tenir bonne figure dans le monde.
Et maintenant, je n'ai qu'à m'avancer dans le salon, pour la revoir encore, après quatre-vingts ans d'une existence de sainte, en cheveux d'un blanc d'argent, avec sa figure placide, son bonnet coquettement enrubanné, ses lunettes a monture d'or, son épais châle de laine bordé de bleu.
Je l'aimais en sa jeunesse, je l'aime en sa vieillesse, et quand elle me quittera, elle emportera quelque chose que le monde entier est incapable de me faire oublier. Vous qui lisez ceci, vous avez peut-être de nombreux amis, il peut se faire que vous contractiez plus d'un mariage, mais votre mère est la première et la dernière amie. Chérissez-la donc, pendant que vous le pouvez, car le jour viendra où tout acte irraisonné, où toute parole jetée avec insouciance, reviendra en arrière se planter comme un aiguillon dans votre coeur. Telle était donc ma mère, et quant à mon père, la meilleure occasion pour faire son portrait, c'est l'époque où il nous revint de la Méditerranée.
Pendant toute mon enfance, il n'avait été pour moi qu'un nom et une figure dans une miniature que ma mère portait suspendue à son cou.
Dans les débuts, on me dit qu'il combattait contre les Français.
Quelques années plus tard, il fut moins souvent question de Français et on parla plus souvent du général Bonaparte.
Je me rappelle avec quelle frayeur respectueuse je regardai à la boutique d'un libraire de Portsmouth la figure du Grand Corse.