Et au moindre bruit de roues, ses regards se tournaient vers la porte, et ses mains allaient lisser sa jolie chevelure noire.
Elle avait brodé un «Soyez le bienvenu» en lettres blanches sur fond bleu, entre deux ancres rouges; elle le destinait à le suspendre entre les deux massifs de lauriers qui flanquaient la porte du cottage.
Il n'était pas encore sorti de la Méditerranée que ce travail était achevé. Tous les matins, elle allait voir s'il était monté et prêt à être accroché.
Mais il s'écoula un délai pénible avant la ratification de la paix et ce ne fut qu'en avril de l'année suivante qu'arriva le grand jour.
Il avait plu tout le matin, je m'en souviens. Une fine pluie de printemps avait fait monter de la terre brune un riche parfum et avait fouetté de sa douce chanson les noyers en bourgeons derrière notre cottage.
Le soleil s'était montré dans l'après-midi.
J'étais descendu avec ma ligne à pêche, car j'avais promis à Jim de l’accompagner au ruisseau du moulin, quand tout à coup, j'aperçus devant la porte une chaise de poste et deux chevaux fumants.
La portière était ouverte et j'y voyais la jupe noire de ma mère et ses petits pieds qui dépassaient. Elle avait pour ceinture deux bras vêtus de bleu et le reste de son corps disparaissait dans l'intérieur.
Alors je courus à la recherche de la devise. Je l'épinglai sur les massifs, ainsi que nous en étions convenus et quand ce fut fini, je vis les jupons et les pieds et les bras bleus toujours dans la même position.
-- Voici Rod, dit enfin ma mère qui se dégagea et remit pied à terre. Roddy, mon chéri, voici votre père.
Je vis la figure rouge et les bons yeux bleus qui me regardaient.
-- Ah! Roddy, mon garçon, vous n'étiez qu'un enfant quand nous échangeâmes le dernier baiser d'adieu, mais je crois que nous aurons à vous traiter tout différemment désormais. Je suis très content, content du fond du coeur de vous revoir, mon garçon, et quant à vous, ma chérie...
Et les bras vêtus de bleu sortirent une seconde fois pendant que le jupon et les deux pieds obstruaient de nouveau la porte.
-- Voilà du monde qui vient, Anson, dit ma mère en rougissant. Descendez donc et entrez avec nous.
Alors et soudain, nous fîmes tous deux la remarque que pendant tout ce temps-là, il n'avait remué que les bras et que l'une de ses jambes était restée posée sur le siège en face la chaise.
-- Oh! Anson! Anson! s'écria-t-elle.
-- Peuh! dit-il en prenant son genou entre les mains et le soulevant, ce n'est que l'os de ma jambe. On me l'a cassé dans la baie, mais le chirurgien l'a repêché, mis entre des éclisses, il est resté tout de même un peu de travers. Ah! quel coeur tendre elle a! Dieu me bénisse, elle est passée du rouge à la pâleur! Vous pouvez bien voir par vous-même que ce n'est rien.
Tout en parlant, il sortit vivement, sautant sur une jambe et s'aidant d'une canne, il parcourut l'allée, passa sous la devise qui ornait les lauriers et de là franchit le seuil de sa demeure pour la première fois depuis cinq ans.
Lorsque le postillon et moi nous eûmes transporté à l'intérieur le coffre de marin et les deux sacs de voyage en toile, je le retrouvai assis dans son fauteuil près de la fenêtre, vêtu de son vieil habit bleu, déteint par les intempéries.
Ma mère pleurait en regardant sa pauvre jambe et il lui caressait la chevelure de sa main brunie. Il passa l'autre main autour de ma taille et m'attira près de son siège.
-- Maintenant que nous avons la paix, je peux me reposer et me refaire jusqu'à ce que le roi Georges ait de nouveau besoin de moi, dit-il.
Il y avait une caronade qui roulait à la dérive sur le pont alors qu'il soufflait une brise de drisse par une grosse mer. Avant qu'on eût pu l'amarrer, elle m'avait serré contre le mât.
-- Ah! ah! dit-il en jetant un regard circulaire sur les murs, voilà toutes mes vieilles curiosités, les mêmes qu'autrefois, la corne de narval de l'océan Arctique, et le poisson-soufflet des Moluques, et les avirons des Fidgi, et la gravure du Ça ira poursuivi par Lord Hotham. Et vous voilà aussi, Mary et vous Roddy, et bonne chance à la caronade à qui je dois d'être revenu dans un port aussi confortable, sans avoir à craindre un ordre d'embarquement.
Ma mère mit à portée de sa main sa longue pipe et son tabac, de telle sorte qu'il pût l'allumer facilement, et rester assis, portant son regard tantôt sur elle, tantôt sur moi, et recommençant ensuite comme s'il ne pouvait se rassasier de nous voir.
Si jeune que je fusse, je compris que c'était le moment auquel il avait rêvé pendant bien des heures de garde solitaire et que l'espérance de goûter pareille joie l'avait soutenu dans bien des instants pénibles.
Parfois, il touchait de sa main l'un de nous, puis l'autre.
Il restait ainsi immobile, l'âme trop pleine pour pouvoir parler, pendant que l'ombre se faisait peu à peu dans la petite chambre et que l'on voyait de la lumière apparaître aux fenêtres de l'auberge à travers l'obscurité.
Puis, quand ma mère eut allumé nos lampes, elle se mit soudain à genoux et lui aussi, mettant de son côté un genou en terre, ils s'unirent en une commune prière pour remercier Dieu de ses nombreuses faveurs.
Quand je me rappelle mes parents tels qu'ils étaient en ce temps- là, c'est ce moment de leur vie qui se présente avec le plus de clarté à mon esprit, c'est la douce figure de ma mère toute brillante de larmes, avec ses veux bleus dirigés vers le plafond noirci de fumée.
Je me rappelle comme, dans la ferveur de sa prière, mon père balançait sa pipe fumante, ce qui me faisait sourire, tout en ayant une larme aux yeux.
-- Roddy, mon garçon, dit-il après le souper, voilà que vous commencez à devenir un homme, maintenant. J'espère que vous allez vous mettre à la mer, comme l'ont fait tous les vôtres. Vous êtes assez grand pour passer un poignard dans votre ceinture.
-- Et me laisser sans enfant comme j'ai été sans époux?
-- Bah! dit-il, nous avons encore le temps, car on tient plus à supprimer des emplois qu'à remplir ceux qui sont vacants, maintenant que la paix est venue. Mais je n'ai jamais vu, jusqu'à présent, à quoi vous a servi votre séjour à l'école, Roddy. Vous y avez passé beaucoup plus de temps que moi, mais je me crois néanmoins en mesure de vous mettre à l'épreuve. Avez-vous appris l'Histoire?
-- Oui, père, dis-je avec quelque confiance.
-- Alors, combien y avait-il de vaisseaux de ligne à la bataille de Camperdown?
Il hocha la tête d'un air grave, en s'apercevant que j'étais hors d'état de lui répondre.
-- Eh bien! il y a dans la flotte des hommes qui n'ont jamais mis les pieds à l'école et qui vous diront que nous avions sept vaisseaux de 74, sept de 64, et deux de 50 en action. Il y a sur le mur une gravure qui représente la poursuite du Ça ira. Quels sont les navires qui l'ont pris à l'abordage?
Je fus encore obligé de m'avouer battu.
-- Eh bien! votre papa peut encore vous donner quelques leçons d'Histoire, s'écria-t-il en jetant un regard triomphant sur ma mère. Avez-vous appr