Parfois, c'était sous les traits d'un sportsman que sa réputation arrivait jusqu'à nous, comme quand son Météore battit Egham au duc de Queensberry à Newmarket ou quand il amena de Bristol Jim Belcher et le mit à la mode à Londres.

Mais le plus ordinairement, nous l'entendions citer comme l'ami des grands, l'arbitre des modes, le roi des dandys, l’homme qui s'habillait à la perfection.

Mon père, toutefois, ne parut pas transporté de la réponse triomphante que lui fit ma mère.

-- Eh bien, qu'est ce qu'il veut? demanda-t-il d'un ton peu aimable

-- Je lui ai écrit, Anson. Je lui ai dit que Rodney devenait un homme. Je pensais que n'ayant ni femme, ni enfant, il serait peut- être disposé à le pousser.

-- Nous pouvons très bien nous passer de lui. Il a louvoyé pour se tenir à distance de nous quand le temps était à l'orage, et nous n'avons pas besoin de lui, maintenant que le soleil brille.

-- Non, vous le jugez mal, Anson, dit ma mère avec chaleur. Personne n'a meilleur coeur que Charles, mais sa vie s'écoule si doucement qu'il ne peut comprendre que d'autres aient des ennuis. Pendant toutes ces années, j'étais sûre que je n'avais qu'un mot à dire pour me faire donner tout de suite ce que j'aurais voulu.

-- Grâce à Dieu, vous n'avez pas été réduite à vous abaisser ainsi, Mary. Je ne veux pas du tout de son aide.

-- Mais il nous faut songer à Rodney.

-- Rodney a de quoi remplir son coffre de marin et pourvoir à son équipement. Il ne lui faut rien de plus.

-- Mais Charles a beaucoup de pouvoir et d'influence à Londres. Il pourrait faire connaître à Rodney tous les grands personnages. Assurément, vous ne voulez pas nuire à son avancement?

-- Alors, voyons ce qu'il dit, répondit mon père.

Et voici la lettre dont elle lui donna lecture:

«14 Jermyn Street. Saint-James, 15 avril 1803.

«Ma chère soeur Mary,

«En réponse à votre lettre, je puis vous assurer que vous ne devez pas me regarder comme dépourvu de ces beaux sentiments qui font l'ornement de l'humanité.

«Il est vrai, depuis quelques années, absorbé comme je l'ai été par des affaires de la plus haute importance, j'ai rarement pris la plume, ce qui m'a valu, je vous assure, bien des reproches de la part des personnes les plus charmantes de votre sexe charmant.

«Pour le moment, je suis au lit, ayant veillé fort tard, la nuit dernière, pour offrir mes hommages à la marquise de Douvres, pendant son bal, et cette lettre vous est écrite sous ma dictée par Ambroise, mon habile coquin de valet.

«Je suis enchanté de recevoir des nouvelles de mon neveu Rodney (mon Dieu! quel nom!), et comme je me mettrai en route la semaine prochaine pour rendre visite au Prince de Galles, je couperai mon voyage en deux en passant par Friar's Oak, afin de vous voir ainsi que lui.

«Présentez mes compliments à votre mari. «Je suis toujours, ma chère soeur Mary,

«Votre frère.

«CHARLES TREGELLIS».

-- Que pensez-vous de cela? s'écria ma mère triomphante quand elle eut achevé.

-- Je trouve que c'est le style d'un fat, dit carrément mon père.

-- Vous êtes trop dur pour lui, Anson. Vous aurez meilleure opinion de lui, quand vous le connaîtrez. Mais il dit qu'il sera ici la semaine prochaine, nous voici au jeudi. Nos meilleurs rideaux ne sont pas suspendus. Il n'y a pas de lavande dans les draps.

Et elle courut, remua, s'agita, pendant que mon père restait l'air boudeur, la main sur son menton et que je me perdais dans mon étonnement en pensant à ce parent inconnu de Londres, à ce grand personnage, et à tout ce que sa venue pourrait signifier pour nous.

V -- LE BEAU TREGELLIS

J'étais dans ma dix-septième année et j'étais déjà tributaire du rasoir.

J'avais commencé à trouver quelque peu monotone la vie sans horizon du village et j'aspirais vivement à voir un peu du vaste univers qui s'étendait au-delà.

Ce besoin, dont je n'osais parler à personne, n'en était que plus fort, car pour peu que j'y fisse allusion, les larmes venaient aux yeux de ma mère. Mais désormais il n'y avait pas l'ombre d'un motif pour que je restasse à la maison, puisque mon père était auprès d'elle.

Aussi avais-je l'esprit tout occupé de la perspective que m'offrait la visite de mon oncle, et des chances qu'il y avait pour qu'il me fasse faire, enfin, mes premiers pas sur la route de la vie.

Ainsi que vous le pouvez penser, c'était vers la profession paternelle que se dirigeaient mes idées et mes espérances. Jamais je n'avais vu la mer s'enfler, jamais je n'avais senti sur mes lèvres le goût du sel sans éprouver en moi le frisson que donnaient à mon sang cinq générations de marins.

Et puis songez aux provocations qui ne cessaient de s'agiter en ces temps-là devant les yeux d'un jeune garçon habitant sur la côte.

Au temps de la guerre, je n'avais qu'à aller jusqu'à Wolstonbury pour apercevoir les voiles des chasse-marée et des corsaires français.

Plus d'une fois, j'avais entendu le grondement des canons arrivant de fort loin jusqu'à moi.

Puis, c'étaient des gens de mer nous racontant comment ils avaient quitté Londres et s'étaient battus avant la tombée de la nuit, ou bien, à peine sortis de Portsmouth, s'étaient trouvés bord à bord avec l’ennemi, avant même d'avoir perdu de vue le phare de Sainte- Hélène.

C'était l'imminence du danger qui nous réchauffait le coeur en faveur de nos marins, qui inspirait nos propos, autour des feux de l'hiver, où nous parlions de notre petit Nelson, de Cuddie Collingwood, de Johnnie Jarvis, de bien d'autres.

Pour nous, ce n'étaient point de grands amiraux, avec des titres, des dignités, mais de bons amis à qui nous donnions de préférence notre affection et notre estime.

Auriez-vous parcouru la Grande-Bretagne de long en large que vous n'y auriez pas trouvé un seul jeune garçon qui ne brûlât du désir de partir avec eux sous le pavillon à croix rouge.

Mais, maintenant la paix était venue, et les flottes, qui avaient balayé le canal de la Méditerranée, étaient immobiles et désarmées dans nos ports.

Il y avait moins d'occasions pour attirer nos imaginations du côté de la mer.

Désormais, c'était à Londres que je pensais le jour, de Londres que je rêvais la nuit, l'immense cité, séjour des savants et des puissants, d'où venaient ce flot incessant de voitures, ces foules de piétons poudreux qui défilaient sans interruption devant notre fenêtre.

Ce fut uniquement cet aspect de la vie qui se présenta le premier à moi.

Aussi, étant tout jeune garçon, je me figurais d'ordinaire la cité comme une écurie gigantesque où fourmillaient les voitures, et d'où elles partaient en un flot ininterrompu sur les routes de la campagne.

Mais ensuite, le champion Harrison m'apprit que là habitaient les gens de sports athlétiques. Mon père me dit que là vivaient les chefs de la marine; ma mère que c'était là que vivaient son frère et les amis des grands personnages.

Aussi, en arrivai-je à être dévoré d'impatience de voir les merveilles de ce coeur de l'Angleterre.

Cette venue de mon oncle, c'était donc la lumière se frayant passage à travers les ténèbres et pourtant, j'osais à peine espérer qu'il consentirait à m'introduire, avec lui, dans ces sphères supérieures où il vivait.

Jim Harrison, boxeur Page 16

Arthur Conan Doyle

Scottish Authors

Free Books in the public domain from the Classic Literature Library ©

Sir Arthur Conan Doyle
Classic Literature Library
Classic Authors

All Pages of This Book