Je serai très heureux de vous avoir parmi les invités. Holà! Qui est celui-ci?

Et aussitôt, il mit son lorgnon à son oeil.

Le petit Jim était sorti de la forge son marteau à la main. Il avait, je m'en souviens, une chemise de flanelle grise, dont le col était ouvert, et dont les manches étaient relevées.

Mon oncle promena sur les belles lignes de ce corps superbe un regard de connaisseur.

-- C'est mon neveu, Sir Charles.

-- Est-ce qu'il demeure avec vous?

-- Ses parents sont morts.

-- Est-il jamais allé à Londres?

-- Non, Sir Charles, il est resté avec moi, depuis le temps où il n'était pas plus haut que ce marteau.

Mon oncle s'adressa au petit Jim.

-- Je viens d'apprendre que vous n'êtes jamais allé à Londres, dit-il. Votre oncle vient à un souper que je donne à la Fantaisie, vendredi prochain. Vous serait-il agréable d'être des nôtres?

Les yeux du petit Jim étincelèrent de plaisir. -- Je serais enchanté d'y aller, monsieur.

-- Non, non, Jim, dit le forgeron intervenant brusquement. Je suis fâché de vous contrarier, mon garçon, mais il y a des raisons pour lesquelles je préfère vous voir rester ici avec votre tante.

-- Bah! Harrison, laissez donc venir le jeune homme.

-- Non, non, Sir Charles, c'est une compagnie dangereuse pour un luron de sa sorte. II y a de l'ouvrage de reste pour lui, quand je suis absent.

Le pauvre Jim fit demi-tour, le front assombri, et rentra dans la forge.

De mon côté, je m'y glissai pour tâcher de le consoler et le mettre au courant des changements extraordinaires qui s'étaient produits dans mon existence.

Mais je n'en étais pas à la moitié de mon récit que Jim, ce brave coeur, avait déjà commencé à oublier son propre chagrin, pour participer à la joie que me causait cette bonne fortune.

Mon oncle me rappela dehors.

La voiture, avec ses deux juments attelées en tandem, nous attendait devant le cottage.

Ambroise avait mis à leurs places le panier à provisions, le chien de manchon et le précieux nécessaire de toilette. Il avait grimpé par derrière. Pour moi, après une cordiale poignée de mains de mon père, après que ma mère m'eut une dernière fois embrassé en sanglotant, je pris ma place sur le devant à côté de mon oncle. -- Laissez-la aller, dit-il au palefrenier.

Et après une légère secousse, un coup de fouet et un tintement de grelots, nous commençâmes notre voyage.

À travers les années, avec quelle netteté, je revois ce jour de printemps, avec ses campagnes d'un vert anglais, son ciel que rafraîchit l'air d'Angleterre, et ce cottage jaune a pignon pointu dans lequel j'étais arrivé de l'enfance à la virilité.

Je vois aussi à la porte du jardin quelques personnes, ma mère qui tourne la tête vers le dehors et agite un mouchoir, mon père en habit bleu, en culotte blanche, d'une main s'appuyant sur sa canne et de l'autre, s'abritant les yeux pour nous suivre du regard.

Tout le village était sorti pour voir le jeune Roddy Stone partir en compagnie de son parent, le grand personnage venu de Londres et pour aller visiter le prince dans son propre palais.

Les Harrison devant la forge, me faisaient des signes, de même John Cummings posté sur le seuil de l’auberge.

Je vis aussi Joshua Allen, mon vieux maître d'école. Il me montrait aux gens comme pour leur dire: «voilà ce qu'on devient en passant par mon école.»

Pour achever le tableau, croiriez-vous qu'à la sortie même du village, nous passâmes tout près de miss Hinton l'actrice, dans le même phaéton attelé du même poney que quand je la vis pour la première fois, et si différente de ce qu'elle était ce jour-là!

Je me dis que si même le petit Jim n'eut fait que cela, il ne devait pas croire que sa jeunesse s'était écoulée stérilement à la campagne. Elle s'était mise en route pour le voir, c'était certain, car ils s'entendaient mieux que jamais.

Elle ne leva pas même les yeux. Elle ne vit pas le geste que je lui adressai de la main.

Ainsi donc, dès que nous eûmes tourné la courbe de la route, le petit village disparut de notre vue; puis par delà le creux que forment les dunes, par delà les clochers de Patcham et de Preston, s'étendaient la vaste mer bleue et les masses grises de Brighton au centre duquel les étranges dômes et les minarets orientaux du pavillon du Prince.

Le premier étranger venu aurait trouvé de la beauté dans ce tableau, mais pour moi, il représentait le monde, le vaste et libre univers.

Mon coeur battait, s'agitait, comme le fait celui du jeune oiseau, quand il entend le bruissement de ses propres ailes et qu'il glisse sous la voûte du ciel au-dessus de la verdure des compagnes.

Il peut venir un jour où il jettera un regard de regret sur le nid confortable dans la baie d'épine, mais songe-t-il à cela, quand le printemps est dans l'air, quand la jeunesse est dans son sang, quand le faucon de malheur ne peut encore obscurcir l’éclat du soleil par l’ombre malencontreuse de ses ailes.

VII -- L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE

Mon oncle continua quelque temps son trajet sans mot dire, mais je sentais qu'à chaque instant, il tournait les yeux de mon côté et je me disais avec un certain malaise qu'il commençait déjà à se demander s'il pourrait jamais faire quelque chose de moi, ou s'il s'était laissé entraîner à une faute involontaire, quand il avait cédé aux sollicitations de sa soeur et avait consenti à faire voir au fils de celle-ci quelque peu du grand monde au milieu duquel il vivait.

-- Vous chantez, n'est-ce pas, mon neveu? demanda-t-il soudain.

-- Oui, monsieur, un peu.

-- Voix de baryton, à ce que je croirais?

-- Oui, monsieur.

-- Votre mère m'a dit que vous jouez du violon. Ce sont là des talents qui vous rendront service auprès du Prince. On est musicien dans sa famille. Votre éducation a été ce qu'elle pouvait être dans une école de village. Après tout, dans la bonne société, on ne vous fera pas subir un examen sur les racines grecques, et c'est fort heureux pour un bon nombre d'entre nous. Il n'est pas mauvais d'avoir sous la main quelque bribe d'Horace ou de Virgile, comme sub tegmine fagi ou habet fænun in cornu. Cela relève la conversation, comme une gousse d'ail dans la salade. Le bon ton exige que vous ne soyez pas un érudit, mais il y a quelque grâce à laisser entrevoir que vous avez su jadis pas mal de choses. Savez- vous faire des vers?

-- Je crains bien de ne pas le savoir, monsieur. -- Un petit dictionnaire de rimes vous coûtera une demi-couronne. Les vers de société sont d'un grand secours à un jeune homme. Si vous avez de votre côté les dames, peu importe qui sera contre vous. Il faut apprendre à ouvrir une porte, à entrer dans une chambre, à présenter une tabatière, en tenant le couvercle soulevé avec l'index de la main qui la présente. Il vous faut acquérir la façon dont on fait la révérence à un homme, ce qui exige qu'on garde un soupçon de dignité, et la façon de la faire à une femme, où on ne saurait mettre trop d'humilité, sans négliger toutefois d'y ajouter un léger abandon. Il vous faut acquérir avec les femmes des manières qui soient à la fois suppliantes et audacieuses.

Jim Harrison, boxeur Page 23

Arthur Conan Doyle

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