Et malgré tout cela, il sait parfois faire preuve de dignité, de courtoisie, de bienveillance, et j'ai trouvé en cet homme des élans de générosité qui m'ont fait oublier les fautes qui ne peuvent avoir uniquement leur source, que dans la situation qu'il occupe, situation pour laquelle aucun homme ne fut moins fait que lui. Mais cela doit rester entre nous, mon neveu, et maintenant, vous allez venir avec moi, et vous vous formerez vous- même une opinion.
Notre promenade fut assez courte et cependant elle prit quelque temps, car mon oncle marchait avec une grande dignité, tenant d'une main son mouchoir brodé et de l'autre balançant négligemment sa canne à bout d'ambre nuageux.
Tous les gens, que nous rencontrions, paraissaient le connaître et se découvraient aussitôt sur son passage.
Toutefois, comme nous tournions pour entrer dans l'enceinte du pavillon, nous aperçûmes un magnifique équipage de quatre chevaux noirs comme du charbon que conduisait un homme d'aspect vulgaire, d'âge moyen, coiffé d'un vieux bonnet qui portait la trace des intempéries.
Je ne remarquai rien, qui pût le distinguer d'un conducteur ordinaire de voitures, si ce n'est qu'il causait avec la plus grande aisance avec une coquette petite femme perchée à côté de lui sur le siège.
-- Hello! Charlie, bonne promenade que celle qui vous ramène, s'écria-t-il.
Mon oncle fit un salut et adressa un sourire à la dame.
-- Je l'ai coupée en deux pour faire un tour à Friar's Oak, dit- il. J'ai ma voiture légère et deux nouvelles juments de demi-sang, des bai Demi-Cleveland.
-- Que dites-vous de mon attelage de noirs?
-- Oui, sir Charles, comment les trouvez-vous? Ne sont-ils pas diablement chics? s'écria la petite femme.
-- Ils sont d'une belle force, de bons chevaux, pour l'argile du Sussex. Les pâturons un peu gros à mon avis. J'aime à faire du chemin.
-- Faire du chemin? s'écria la petite femme avec une extrême véhémence. Quoi! Quoi! Que le...
Elle se livra à des propos que je n'avais jamais entendu jusqu'alors même dans la bouche d'un homme.
-- Nous partirions avec nos palonniers qui se touchent et nous aurions commandé, préparé et mangé notre dîner avant que vous soyez là pour en réclamer votre part.
-- Par Georges, Letty a raison, s'écria l'homme. Est-ce que vous partez demain?
-- Oui, Jack.
-- Eh bien! je vais vous faire une offre, tenez, Charlie. Je ferai partir mes bêtes de la place du château, à neuf heures moins le quart. Vous vous mettrez en route dès que l'horloge sonnera neuf heures. Je doublerai les chevaux. Je doublerai aussi la charge. Si vous arrivez seulement à me voir avant que nous passions le pont de Westminster, je vous paie une belle pièce de cent livres. Sinon, l'argent est à moi. On joue ou on paie, est-ce tenu?
-- Parfaitement! dit mon oncle.
Et soulevant son chapeau, il entra dans le parc.
Comme je le suivais, je vis la femme prendre les rênes, pendant que l'homme se retournait pour nous regarder et lançait un jet de jus de tabac, comme l'eut fait un cocher de profession.
-- C'est sir John Lade, dit mon oncle, un des hommes les plus riches et des meilleurs cochers de l'Angleterre; il n'y a pas sur les routes un professionnel plus expert à manier les rênes et la langue et sa femme Lady Letty ne s’entend pas moins à l'un qu'à l'autre.
-- C'est terrible de l'entendre? dis-je.
-- Oui! c'est son genre d'excentricité. Nous en avons tous. Elle divertit le prince. Maintenant, mon neveu, serrez-moi de près, ayez les yeux ouverts et la bouche close.
Deux rangs de magnifiques laquais rouge et or, qui gardaient la porte, s'inclinèrent profondément, pendant que nous passions au milieu d'eux, mon oncle et moi, lui redressant la tête et paraissant chez lui, moi faisant de mon mieux pour prendre de l'assurance, bien que mon coeur battit à coups rapides. De là, on passa dans un hall haut et vaste, décoré à l'orientale, qui s'harmonisait avec les dômes et les minarets du dehors.
Un certain nombre de personnes s'y trouvaient allant et venant tranquillement, formant des groupes où l'on causait à voix basse.
Un de ces personnages, un homme courtaud, trapu, à figure rouge, qui faisait beaucoup d'embarras, se donnant de grands airs d'importance, accourut au devant de mon oncle.
-- J'ai tes bonnes nouvelles, sir Charles, dit-il en baissant la voix comme s'il s'agissait d'affaires d'État, Es ist vollendet, ça veut tire: j'en suis fenu à pout.
-- Très bien, alors servez chaud, dit froidement mon oncle, et faites en sorte que les sauces soient un peu meilleures qu'à mon dernier dîner à Carlton House.
-- Ah! mein Gott, fous croyez que je barle té cuisine. C'est te l'affaire tu brince que je barle. C'est un bedit fol au fent qui faut cent mille livres. Tis pour cent et le double à rembourser quand le Royal papa mourra. Alles ist fertig. Goldsmidt, de la Haye, s'en est charché et le puplic de Hollande a souscrit la somme.
-- Grand bien fasse au public de Hollande, murmura mon oncle, pendant que le gros homme allait offrir ses nouvelles à quelque nouvel arrivant. Mon neveu, c'est le fameux cuisinier du prince. Il n'a pas son pareil en Angleterre pour le filet sauté aux champignons. C'est lui qui règle les affaires d'argent du prince.
-- Le cuisinier! m'écriai-je tout abasourdi.
-- Vous paraissez surpris, mon neveu?
-- Je me serais figuré qu'une banque respectable...
Mon oncle approcha ses lèvres de mon oreille.
-- Pas une maison qui se respecte ne voudrait s'en mêler, dit-il à voix basse... Ah! Mellish. Le prince est-il chez lui?
-- Au salon particulier, sir Charles, dit le gentleman interpellé.
-- Y a-t-il quelqu'un avec lui?
-- Sheridan et Francis. Il a dit qu'il vous attendait.
-- Alors, nous allons entrer.
Je le suivis à travers la plus étrange succession de chambres où brillait partout une splendeur barbare mais curieuse, qui me fit l'effet d'être très riche, très merveilleuse, et dont j'aurais peut-être aujourd'hui une opinion bien différente.
Sur les murs brillaient des dessins en arabesque d'or et d'écarlate. Des dragons et des monstres dorés se tortillaient sur les corniches et dans les angles.
De quelque côté que se portassent nos regards, d'innombrables miroirs multipliaient l'image de l'homme de haute taille, à mine fière, à figure pâle, et du jeune homme si timide qui marchait à côté de lui.
À la fin, un valet de pied ouvrit une porte et nous nous trouvâmes dans l'appartement privé du prince.
Deux gentlemen se prélassaient dans une attitude pleine d'aisance sur de somptueux fauteuils. À l'autre bout de la pièce, un troisième personnage était debout entre eux sur de belles et fortes jambes qu'il tenait écartées et il avait les mains croisées derrière son dos.
Le soleil les éclairait par une fenêtre latérale et je me rappelle encore très bien leurs physionomies, l'une dans le demi-jour, l'autre en pleine lumière, et la troisième, à moitié dans l'ombre, à moitié au soleil.
Des deux personnages assis, je me rappelle que l'un avait le nez un peu rouge, des yeux noirs étincelants, l'autre une figure austère, revêche, encadrée par les hauts collets de son habit et par une cravate aux nombreux tours.