-- Le Prince sera fâché de n'avoir point assisté au départ, dit mon oncle. Il ne se montre guère avant midi. Ah! Jack, bonjour. Votre serviteur, madame. Voici une belle journée pour un voyage en voiture.
Comme notre tandem venait se ranger côte à côte avec le «four-in- hand», avec les deux belles juments baies, luisantes comme de la soie au soleil, un murmure d'admiration s'éleva de la foule.
Mon oncle, en son habit de cheval couleur faon, avec tout le harnachement de la même nuance, réalisait le fouet corinthien, pendant que Sir John Lade, avec son manteau aux collets multiples, son chapeau blanc, sa figure grossière et halée aurait pu figurer en bonne place dans une réunion de professionnels, rangés sur une même ligne sur un banc de brasserie, sans que personne s'avisât de deviner en lui un des plus riches propriétaires fonciers de l'Angleterre.
C'était un siècle d'excentriques et il avait poussé ses originalités à un point qui surprenait même les plus avancés, en épousant la maîtresse d'un fameux détrousseur de grands chemins, lorsque la potence était venue se dresser entre elle et son amant.
Elle était perchée à côté de lui, ayant l'air extrêmement chic en son chapeau à fleurs et son costume gris de voyage, et, devant eux, les quatre magnifiques chevaux d'un noir de charbon, sur lesquels glissaient ça et là quelques reflets dorés autour de leurs vigoureuses croupes aux courbes harmonieuses, battaient la poussière de leurs sabots dans leur impatience de partir.
-- Cent livres que vous ne nous verrez plus d'ici au pont de Westminster, quand il se sera écoulé un quart d'heure.
-- Je parie cent autres livres que nous vous dépasserons, répondit mon oncle.
-- Très bien, voici le moment. Bonjour.
Il fit entendre un tokk de la langue, agita ses rênes, salua de son fouet en vrai style de cocher et partit en contournant l'angle de la place avec une habileté pratique qui fit éclater les applaudissements de la foule.
Nous entendîmes s'affaiblir les bruits des roues sur le pavé jusqu'à ce qu'ils se perdissent dans l'éloignement.
Le quart d'heure, qui s'écoula jusqu'au moment où le premier coup de neuf heures sonna à l'horloge de la paroisse, me parut un des plus longs qu'il y ait eus.
Pour ma part, je m'agitais impatiemment sur mon siège, mais la figure calme et pâle et les grands yeux bleus de mon oncle exprimaient autant de tranquillité et de réserve que s'il eut été le plus indifférent des spectateurs.
Mais il n'en était pas moins attentif. Il me sembla que le coup de cloche et le coup de fouet fussent partis en même temps, non point en s’allongeant, mais en cinglant vivement le cheval de tête qui nous lança à une allure furieuse, à grand bruit, sur notre parcours de cinquante milles.
J'entendis un grondement derrière nous. Je vis les lignes fuyantes des fenêtres garnies de figures attentives. Des mouchoirs voltigèrent.
Puis nous fûmes bientôt sur la belle route blanche, qui décrivit sa courbe en avant de nous, bordée de chaque côté par les pentes vertes des dunes.
J'avais été muni d'une provision de shillings pour que les gardes- barrières ne nous arrêtassent pas, mais mon oncle tira sur la bride des juments et les mit au petit trot sur toute la partie difficile de la route qui se termina à la côte de Clayton.
Alors, il les laissa aller. Nous franchîmes d'un trait Friar's Oak et le canal de Saint-John. C'est à peine si l’on entrevit, en passant, le cottage jaune où vivaient ceux qui m'étaient si chers.
Jamais je n'avais voyagé à une telle allure, jamais je n'ai ressenti une telle joie que dans cet air vivifiant des hauteurs qui me fouettait au visage, avec ces deux magnifiques bêtes qui devant moi redoublaient d'efforts, faisaient retentir le sol sous leurs fers et sonner les roues de notre légère voiture, qui bondissait, volait derrière elles.
-- Il y a une longue côte de quatre milles d'ici à Hand Cross, dit mon oncle pendant que nous traversions Cuckfield. Il faut que je les laisse reprendre haleine, car je n'entends pas que mes bêtes aient une rupture du coeur. Ce sont des animaux de sang et ils galoperaient jusqu'à ce qu'ils tombent, si j'étais assez brute pour les laisser faire. Levez-vous sur le siège, mon neveu, et dites-moi si vous apercevez quelque chose des autres.
Je me dressai, en m'aidant de l'épaule de mon oncle, mais sur une longueur d'un mille, d'un mille un quart peut-être, je n'aperçus rien. Pas le moindre signe d'un four-in-hand.
-- S'il a fait galoper ses bêtes sur toutes ces montées, elles seront à bout de forces avant d'arriver à Croydon.
-- Ils sont quatre contre deux.
-- J'en suis bien sûr, l'attelage noir de Sir John forme un bel et bon ensemble, mais ce ne sont pas des animaux à dévorer l'espace comme ceux-ci. Voici Cuckfield Place, là-bas où sont les tours. Reportez tout votre poids en avant sur le pare-boue, maintenant que nous abordons la montée, mon neveu. Regardez-moi l'action de ce cheval de tête: avez-vous jamais vu rien de plus aisé, de plus beau? Nous montâmes la côte au petit trot mais, même à cette allure, nous vîmes le voiturier qui marchait dans l'ombre de sa voiture énorme aux larges roues, à la capote de toile, s'arrêter pour nous regarder d'un air ébahi. Tout près Hand Cross, on dépassa la diligence royale de Brighton qui s'était mise en route dès sept heures et demie, qui cheminait lentement, suivie des voyageurs qui marchaient dans la poussière et qui nous applaudirent au passage.
À Hand Cross, nous aperçûmes au vol le vieux propriétaire de l'auberge, qui accourait avec son gin et son pain d'épices, mais maintenant la pente était en sens inverse et nous nous mîmes à courir de toute la vitesse que donnent huit bons sabots.
-- Savez-vous conduire, mon neveu?
-- Très peu, monsieur.
-- On ne saurait apprendre à conduire sur la route de Brighton.
-- Comment cela, monsieur?
-- C'est une trop bonne route, mon neveu. Je n'ai qu'à les laisser aller et elles m'auront bientôt amené dans Westminster. Il n'en a pas toujours été ainsi. Quand j'étais tout jeune, on pouvait apprendre à manoeuvrer ses vingt yards de rênes, ici tout comme ailleurs. Il n'y a réellement pas de nos jours de belles occasions de conduire, plus au sud que le comté de Leicester. Trouvez-moi un homme capable de faire marcher ou de retenir ses bêtes sur le parcours d'un vallon du comté d’York, voilà l'homme dont on peut dire qu'il a été à bonne école.
Nous avions franchi la dune de Crawley, parcouru la large rue du village de Crawley, en passant comme au vol entre deux charrettes rustiques avec une adresse qui me prouva qu'il y avait tout de même de bonnes occasions de bien conduire sur la route.
À chaque courbe, je jetais un coup d'oeil en avant pour découvrir nos adversaires, mais mon oncle paraissait ne pas s'en tourmenter beaucoup, et il s'occupait à me donner des conseils, où il mêlait tant de termes du métier que j'avais de la peine à le comprendre.
-- Gardez un doigt pour chaque rêne, disait-il, sans quoi elles risquent de se tourner en corde. Quant au fouet, moins il fait l'éventail, plus vos bêtes montrent de bonne volonté.