Dès le commencement du repas, j'avais remarqué cet être-là, qui appuyait sa poitrine contre le bord de la table, comme pour y trouver un soutien nécessaire, et qui épluchait, d'une main tremblante, les mets placés devant lui.

Mais, peu à peu, comme ses voisins le faisaient boire copieusement, ses épaules reprirent de leur carrure. Son dos se raidit, ses yeux s'allumèrent, et il regarda autour de lui, d'abord avec surprise, comme s'il ne se rappelait pas bien comment il était venu là, puis avec une expression d'intérêt véritablement croissant.

Il écoutait, en se faisant de sa main un cornet acoustique, les conversations de ceux qui l'entouraient.

-- C'est le vieux Buckhorse, dit à demi-voix le champion Harrison. Il était exactement comme cela, il y a vingt ans, quand j'entrai pour la première fois dans le ring. Il y eut un temps où il était la terreur de Londres.

-- Oui, il l'était, dit Bill War. Il se battait comme un cerf dix- cors et il avait une telle endurance qu'il se laissait jeter à terre d'un coup de poing, par le premier fils de famille venu, pour une demi-couronne. Il n'avait pas à ménager sa figure, voyez- vous, car il a toujours été l'homme le plus laid d'Angleterre. Mais voilà bien près de soixante ans qu'on lui a fendu l'oreille et il a fallu lui flanquer plus d'une raclée pour lui faire comprendre enfin que la force le quittait.

-- La jeunesse aura son compte, mes maîtres, ronronnait le vieux en secouant pitoyablement la tête.

-- Remplissez-lui son verre, dit War. Eh! Tom, versez-lui une goutte de tord-boyaux à ce vieux Buckhorse. Réchauffez-lui le coeur.

Le vieux versa un verre de gin dans sa gorge ridée. Cela produisit sur lui un effet extraordinaire.

Une lueur brilla dans chacun de ses yeux éteints.

Une légère rougeur se montra sur ses joues cireuses.

Ouvrant sa bouche édentée, il lança soudain un son tout particulier, argentin comme celui d'une cloche au son musical.

De rauques éclats de rire de toute la compagnie y répondirent. Des figures allumées se penchèrent en avant les unes des autres pour apercevoir le vétéran.

-- C'est Buckhorse, cria-t-on, c'est Buckhorse qui ressuscite.

-- Riez si vous voulez, mes maîtres, s'écria-t-il dans son jargon de Lewkner Lane en levant ses deux mains maigres et sillonnées de veines. Il ne se passera pas longtemps avant que vous voyiez mes griffes qui ont cogné sur la boule de Figg et sur celle de Jack Broughton et celle de Harry Gray et bien d'autres boxeurs fameux qui se battaient pour gagner leur pain, avant que vos pères fussent capables de manger leur soupe.

La compagnie se remit à rire et à encourager le vétéran, par des cris où l'intonation railleuse n'était pas dépourvue de sympathie.

-- Servez-les bien, Buckhorse, arrangez-les donc. Racontez leur comment les petits s'y prenaient de votre temps.

Le vieux gladiateur jeta autour de lui un regard des plus dédaigneux.

-- Eh! d'après ce que je vois, dit-il de son fausset aigu et chevrotant, il y en a parmi vous qui ne sont pas capables de faire partir une mouche posée sur de la viande. Vous auriez fait de très bonnes femmes de chambre, la plupart d'entre vous, mais vous vous êtes trompés de chemin, quand vous êtes entrés dans le ring.

-- Donnez-lui un coup de torchon par la bouche, dit une voix enrouée.

-- Joe Berks, dit Jackson, je me chargerais d'épargner au bourreau la peine de te rompre le cou, si Son Altesse royale n'était pas présente.

-- Ça se peut bien, patron, dit le coquin à moitié ivre, qui se redressa en chancelant. Si j'ai dit quelque chose qui ne convienne pas à un m'sieu comme il faut...

-- Asseyez-vous, Berks, cria mon oncle d'un ton si impérieux que l'individu retomba sur sa chaise.

-- Eh bien! Lequel de vous regarderait en face Tom Slack, pépia le vieux, ou bien Jack Broughton, lui qui a dit au vieux duc de Cumberland qu'il se chargeait de démolir la garde du roi de Prusse, à raison d'un homme par jour, tous les jours du mois de l'année, jusqu'à ce qu'il fût venu à bout de tout le régiment, et le plus petit de ces gardes avait six pieds de long. Lequel d'entre vous aurait été capable de se remettre d'aplomb après le coup de torchon que donna le gondolier italien à Bob Wittaker?

-- Qu'est-ce que c'était, Buckhorse? crièrent plusieurs voix.

-- Il vint ici d'un pays étranger, et il était si large qu'il se mettait de profil pour passer par une porte. Il y était forcé sur ma parole, et il était si fort que partout où il cognait, il fallait que l'os parte en morceaux et quand il eut cassé deux ou trois mâchoires, on crut qu'il n'y aurait personne dans le pays en mesure de se lever contre lui. Pour lors, le roi s'en mêle. Il envoie un de ses gentilshommes trouver Figg pour lui dire: «Il y a un petit qui casse un os à chaque fois qu'il touche et ça fait peu d'honneur aux gars de Londres, s'ils le laissent partir sans lui avoir flanqué une rossée.» Comme ça Figg se lève et il dit: «Je ne sais pas, mon maître. Il peut bien casser la gueule à n'importe qui des gens de son pays, mais je lui amènerai un gars de Londres à qui il ne cassera pas la mâchoire quand même il se servirait d'un marteau pilon.» J'étais avec Figg au café Slaughter, qui existait alors, quand il a dit ça au gentilhomme du roi: et j'y vais, oui, j'y vais.

Après ces mots, il lança de nouveau ce cri singulier qui ressemblait à un son de cloche. Sur quoi les Corinthiens et les boxeurs se mirent de nouveau à rire et à l'applaudir.

-- Son Altesse... c'est-à-dire le comte de Chester... serait charmé d'entendre jusqu'au bout votre récit Buckhorse, dit mon oncle à qui le prince venait de parler à voix basse.

-- Eh bien, Altesse Royale, voici ce qui se passa. Au jour venu, tout le monde se rassembla dans l'amphithéâtre de Figg, le même qui se trouvait à Tottenham Court. Bob Wittaker était là, et ce grand bandit de gondolier italien y était aussi. Il y avait également là tout le beau monde. Ils étaient plus de vingt mille entassés qu'on aurait cru à voir leurs têtes, comme des pommes de terre dans un tonneau faisant des rangées sur les bancs tout autour. Et Jack Figg était là en personne pour veiller à ce qu'on jouât franc jeu dans cette lutte, avec un coquin de l'étranger. Tout le peuple était entassé en cercle, sauf qu'à un endroit il y avait un passage pour que les messieurs de la noblesse pussent aller prendre leurs places assises. Quant au ring, il était en charpente, comme c'était la coutume alors, et élevé d'une hauteur d'homme par-dessus la tête des gens. Bon! quand Bob eut été mis en face de ce géant italien, je lui dis: «Bob! donnez-lui un bon coup dans les soufflets», parce que j'avais bien vu qu'il était aussi enflé qu'une galette au fromage. Alors, Bob marche et comme il s'avance vers l'étranger, il reçoit un rude coup sur la boule. J'entendis le bruit sourd que ça fit et j'entendis passer quelque chose tout près de moi, mais quand je regardai, l'Italien était en train de se tâter les muscles au milieu de la scène, mais quant à Bob, impossible de l'apercevoir, pas plus que s'il n'était jamais venu là.

Jim Harrison, boxeur Page 39

Arthur Conan Doyle

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