Je me suis demande si j'étais faible au point de ne pouvoir faire pour mon pays ou pour ceux que j'aimais, autant que le faisaient ces deux hommes, en vue d'un enjeu misérable et pour se conquérir de la considération parmi leurs pareils. Un tel spectacle peut rendre plus brutaux ceux qui le sont déjà, mais j'affirme qu’il a aussi son côté intellectuel et qu'en voyant jusqu'où peut atteindre l'extrême limite de l'endurance humaine et le courage, on reçoit un enseignement qui a sa valeur propre.
Mais si le ring peut produire d'aussi brillantes qualités, il faut avoir un véritable parti pris pour nier qu’il puisse engendrer des vices terribles et le destin voulut que ce matin-là, nous eussions les deux exemples sous les yeux.
Pendant que la lutte se poursuivait et tournait contre le champion de Sir Lothian Hume, le hasard fit que mes regards se détournèrent fort souvent pour remarquer l'expression que prenait sa figure.
Je savais, en effet, avec quelle témérité il avait parié, je savais que sa fortune aussi bien que son champion s'effondraient sous les coups écrasants du vieux boxeur.
Le sourire confiant, qu'il avait en suivant les rounds du début, avait depuis longtemps disparu de ses lèvres et ses joues avaient pris une pâleur livide, en même temps que ses yeux gris et farouches lançaient des regards furtifs de dessous les gros sourcils.
Plus d’une fois, il éclata en imprécations sauvages, lorsqu'un coup jetait Wilson à terre.
Mais je remarquai tout particulièrement que son menton ne cessait de se retourner vers son épaule et qu'à la fin de chaque round il avait de prompts et vifs coups d'oeil vers les derniers rangs de la foule.
Pendant quelque temps, sur cette pente immense, formées de figures qui s’étageaient en demi-cercle derrière nous, il me fut impossible de découvrir exactement sur quel point son regard se dirigeait.
Mais à la fin, je parvins à le reconnaître.
Un homme de très haute taille qui montrait une paire de larges épaules sous un costume vert-bouteille, regardait avec la plus grande attention de notre côté et je m'aperçus qu'il se faisait un échange rapide de signaux presque imperceptibles entre lui et le baronnet corinthien. Tout en surveillant cet inconnu, je vis que le groupe dont il formait le centre était composé de tout ce qu’il y avait de plus dangereux dans l’assemblée, des gens aux figures farouches et vicieuses, exprimant la cruauté et la débauche.
Ils hurlaient comme une meute de loups à chaque coup et lançaient des imprécations à Harrison chaque fois que celui-ci revenait dans son coin.
Ils étaient si turbulents que je vis les gardes du ring se parler à demi-voix et regarder de leur côté comme s'ils s'attendaient à quelque incident, mais aucun d'eux ne se doutait à quel point le danger était imminent et combien il pouvait être grave.
Trente rounds avaient eu lieu en une heure vingt-cinq minutes et la pluie battante était plus forte que jamais.
Une vapeur épaisse montait des deux combattants et le ring était transformé en une mare de boue.
Des chutes multiples avaient donné aux adversaires une couleur brune à laquelle se mêlaient ça et là d'horribles taches rouges.
Chaque round avait donné l'indice que Wilson le Crabe baissait et il était évident, même pour mes yeux inexpérimentés, qu'il s'affaiblissait rapidement.
Il s'appuyait de tout son poids sur les deux Juifs quand ils le ramenaient dans son coin et il chancelait quand ils cessaient de le soutenir.
Mais sa science, grâce à de longs exercices, avait fait de lui une sorte d'automate, de sorte que s'il se ralentissait et frappait avec moins de force, il le faisait toujours avec la même justesse.
Et même un observateur de passage aurait pu croire qu'il avait le dessus dans la lutte, car c'était le forgeron qui portait les marques les plus terribles.
Mais il y avait dans les yeux de l'homme de l'Ouest je ne sais quelle fixité, quel égarement, on ne sait quel embarras dans la respiration qui nous révélaient que les coups les plus dangereux ne sont pas ceux qui se voient le mieux à la surface.
Un vigoureux coup de travers, lancé à la fin du trente et unième round, lui coupa la respiration et quand il se redressa pour le trente-deuxième round, dans une attitude plus élégamment brave que jamais, on eût dit qu'il avait le vertige, tant sa physionomie rappelait celle d'un homme qui a reçu un coup d'assommoir.
-- Il a perdu au jeu de la balle au pot, s'écria Belcher. Vous pouvez y aller de votre façon, maintenant.
-- Je me battrais encore toute une semaine, dit Wilson, haletant.
-- Que le diable m'emporte! J'aime son genre, cria Sir John Lade. Il ne recule pas, il ne cède pas. Il ne cherche pas le corps à corps. Il ne boude pas. C'est une honte de le laisser se battre. Il faut l'emmener, le brave garçon.
-- Qu'on l'emmène! Qu'on l'emmène! répétèrent des centaines de voix.
-- Je ne veux pas qu'on m'emmène. Qui ose parler ainsi? s'écria Wilson qui était revenu après une nouvelle chute sur les genoux de ses seconds.
-- Il a trop de coeur pour crier assez, dit le général Fitzpatrick.
Puis s'adressant à Sir Lothian:
-- Vous qui êtes son soutien, vous devriez demander qu'on jette l'éponge en l'air.
-- Vous croyez qu'il ne peut vaincre?
-- Il est battu sans rémission, monsieur.
-- Vous ne le connaissez pas. C'est un glouton de première force.
-- Jamais homme plus endurant n'ôta sa chemise, mais l'autre est trop fort pour lui.
-- Eh bien! monsieur, je crois qu'il peut soutenir dix rounds de plus.
En parlant, il se retourna à demi et je le vis lever le bras gauche en l'air par un geste singulier.
-- Coupez les cordes! Qu'on joue franc jeu! Attendez que la pluie cesse! cria derrière moi une voix de stentor.
Je vis que c'était celle de l'homme de haute taille à l'habit vert-bouteille.
Son cri était un signal, car cent voix rauques partirent avec le bruit d'un brusque coup de tonnerre, hurlant ensemble:
-- Franc jeu pour Gloucester! Forçons le ring, forçons le ring!
Jackson, venait de crier: «Allez!» et les deux hommes couverts de boue étaient déjà debout, mais maintenant l'intérêt se portait sur l'assistance et non sur le combat.
Plusieurs vagues, venant coup sur coup des rangs lointains de la foule, y avaient déterminé autant d'ondulations dans toute sa largeur.
Toutes les têtes oscillaient avec une sorte de cadence dans un même sens comme dans un champ de blé, sous un coup de vent.
À chaque poussée le balancement augmentait. Ceux des premiers rangs faisaient de vains efforts pour résister à l'impulsion qui venait du dehors.
Enfin, deux coups secs se firent entendre.
Deux des piquets blancs, avec la terre adhérente à leur pointe, furent lancés dans le ring extérieur et une frange de gens lancés par la vague compacte qui était en arrière fut précipitée contre la ligne des gardes.
Les longues cravaches s'abattirent, maniées par les bras les plus vigoureux de l'Angleterre, mais les victimes, qui se tordaient en hurlant, avaient à peine réussi à reculer quelques pas devant les coups impitoyables qu'une nouvelle poussée de l'arrière les rejetait de nouveau dans les bras des gardes.