«Puis je regagnai furtivement ma chambre et je m'assis au bord de mon lit pour attendre.
«J'avais décidé ce que je devais faire. Ce serait une mince satisfaction pour moi que de le tuer sans qu'il sache quelle main portait le coup et laquelle de ses fautes il expiait ainsi.
«Si je pouvais seulement le lier, lui mettre un bâillon, puis après l'avoir éveillé d'une ou deux piqûres de mon poignard, je pourrais au moins l'éveiller pour lui faire entendre ce que j'avais à lui dire.
«Je me représentais l'expression de ses yeux, lorsque les vapeurs du sommeil se seraient peu à peu dissipées, cet air de colère se tournant aussitôt en horreur, en épouvante, lorsqu'il comprendrait enfin qui j'étais et ce que je venais faire.
«Ce serait le moment suprême de ma vie.
«Je restai à attendre un temps qui me parut la durée d'une heure, mais je n'avais pas de montre et mon impatience était telle que je puis dire qu'en réalité, il s'était écoulé à peine un quart d'heure.
«Je me levai alors, j'ôtai mes souliers, je pris mon couteau. J'ouvris le panneau et me glissai sans bruit par l'ouverture.
«Je n'avais guère plus de trente pieds à parcourir, mais je m'avançais pouce par pouce, car les vieilles planches moisies faisaient un bruit sec de brindilles cassées dès qu'un corps pesant se plaçait sur elles. Naturellement il faisait noir comme dans un four et je cherchais ma route à tâtons, lentement, bien lentement. À la fin, je vis une raie lumineuse jaune qui brillait devant moi, je savais qu'elle venait de l'autre côté du panneau.
«J'arrivais donc trop tôt, car il n'avait pas encore éteint ses chandelles.
«J'avais attendu bien des mois, je pouvais attendre une heure de plus, car je ne tenais pas à agir avec précipitation ou étourderie.
«Il était absolument nécessaire que je ne fisse aucun bruit en remuant, car je n'étais plus qu'à quelques pieds de mon homme et je n'étais séparé de lui que par une mince cloison de bois.
«Le temps avait faussé et fendu les planches, de sorte qu'après m'être avancé avec précaution, aussi près que possible du panneau glissant, je vis que je pouvais regarder sans difficulté dans la chambre.
«Le capitaine Barrington était debout près de la table à toilette et avait ôté son habit et son gilet.
«Une grande pile de souverains et plusieurs feuilles de papier étaient placées devant lui et il comptait les gains qu'il avait faits au jeu.
«Il avait la figure échauffée. Il était alourdi par le manque de sommeil et par le vin.
«Cette vue me réjouit, car elle me prouva qu'il dormirait profondément et que ma tâche serait aisée.
«J'avais encore les yeux fixés sur lui, quand soudain je le vis se dresser en sursaut avec une expression terrible sur ses traits.
Pendant un instant, mon coeur cessa de battre, car je craignis qu'il n'eût deviné d'une façon ou d'une autre ma présence.
«Et alors, j'entendis à l'intérieur la voix de mon maître.
«Je ne pouvais voir la porte par laquelle il était entré ni l'endroit de la chambre où il se trouvait, mais j'entendis tout ce qu'il était venu dire.
«Comme je contemplais la figure rouge et pourpre du capitaine, je le vis devenir d'une pâleur livide quand il entendit les amers reproches où on lui disait son infamie.
«Ma revanche m'en fut plus douce, bien plus douce que je ne me l'étais peinte dans mes rêves les plus charmants. «Je vis mon maître s'approcher de la table à toilette, présenter les papiers à la flamme de la chandelle, en jeter les débris noircis dans le foyer, puis jeter les pièces d'or dans un petit sac de toile brune.
«Puis, comme il se retournait pour sortir, le capitaine le saisit par le poignet en le suppliant, en mémoire de leur mère, d’avoir pitié de lui. J'eus un regain d'affection pour mon maître en le voyant dégager sa manchette d'entre les doigts qui s'y cramponnaient et laisser là le misérable gredin étendu sur le sol.
«Dès lors, il me restait un point difficile à décider. Valait-il mieux que je fisse ce que j'étais venu faire, ou bien était-il préférable, maintenant que j'étais maître du secret de cet homme, de conserver une arme plus tranchante, plus terrible que le couteau de chasse de mon maître?
«J'étais sûr que Lord Avon ne pouvait pas, ne voudrait pas le dénoncer.
«Je connaissais trop bien votre chatouilleuse sensibilité en ce qui regarde l'honneur de la famille, mylord, et j'étais certain que son secret était sain et sauf entre vos mains.
«Mais moi, j'avais à la fois le pouvoir et le désir et lorsque sa vie aurait été flétrie, lorsqu'il aurait été chassé comme un chien de son régiment, de ses clubs, le moment serait peut-être venu pour moi de m'y prendre d'une autre façon avec lui.
-- Ambroise, dit mon oncle, vous êtes un profond scélérat.
-- Nous avons tous notre manière de sentir, monsieur, et vous me permettrez de vous dire qu'un valet peut être aussi sensible à un affront qu'un gentleman, bien qu'il lui soit interdit de se faire justice par le duel. «Mais je vous raconte franchement, sur la demande de Lord Avon, tout ce que j'ai pensé et fait cette nuit-là et je poursuivrai alors même que je n'aurais pas le bonheur de conquérir votre approbation.
«Lorsque Lord Avon fut sorti, le capitaine resta quelque temps agenouillé, la figure posée sur une chaise.
«Lorsqu'il se releva, il se mit à arpenter lentement la pièce en baissant la tête.
«De temps à autre, il s'arrachait les cheveux, levait les poings fermés.
«Je voyais la moiteur perler sur son front.
«Je le perdis de vue un instant.
«Je l'entendis ouvrir des tiroirs l'un après l'autre, comme s'il cherchait quelque chose.
«Puis, il se rapprocha de la table de toilette où il me tournait le dos.
«Sa tête était un peu rejetée en arrière et il portait les deux mains à son col de chemise, comme s'il voulait le défaire.
«Puis j'entendis alors un éclaboussement comme si une cuvette avait été renversée et il s'affaissa sur le sol, sa tête dans un coin, et elle faisait avec ses épaules un angle si extraordinaire qu'il me suffit d'un coup d'oeil pour comprendre que mon homme allait échapper à l'étreinte où je croyais le tenir.
«Je fis glisser le panneau. «Un instant après j'étais dans la pièce.
«Ses paupières battaient encore et quand mon regard se fixa sur ses yeux déjà glacés, je crus y lire une expression de surprise indiquant qu'il me reconnaissait.
«Je déposai mon couteau sur le sol et je m'allongeai à côté de lui pour pouvoir lui murmurer à l'oreille une ou deux menues choses dont je tenais à lui laisser le souvenir, mais à ce moment même, il ouvrit la bouche et mourut.
«Chose singulière, moi qui n'avais pas eu peur de ma vie, j'eus peur alors à côté de lui, et pourtant, quand je le regardai, quand je vis qu'il était toujours immobile, à l'exception de la tache de sang qui allait toujours s'agrandissant, sur le tapis, je fus pris d'une soudaine crise de peur.
«Je pris mon couteau et revins sans bruit dans ma chambre en fermant les panneaux derrière moi.
«Ce fut alors seulement que je m'aperçus qu'en ma folle précipitation, au lieu d'avoir rapporté le couteau de chasse, j'avais ramassé le rasoir qui était tombé tout sanglant des mains du mort.