Un glacial frisson de crainte me saisit le coeur en voyant cette figure dans sa pâleur et son immobilité.

La lune versait sa lumière sur elle, et les globes oculaires se mouvaient lentement des deux côtés, bien que je fusse caché à sa vue par le rideau que formait le feuillage du poirier.

Puis par saccades, la figure blanche s'éleva de façon à montrer le cou.

Les épaules, la ceinture et les genoux d'un homme apparurent.

Il se mit à cheval sur la crête du mur, puis d'un violent effort, il attira vers lui un jeune garçon à peu près de ma taille qui reprenait haleine de temps à autre, comme s'il sanglotait.

L'homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles bourrues.

Puis ils se laissèrent aller tous deux par terre dans le jardin.

J'étais encore debout, et en équilibre, avec un pied sur la branche et l'autre sur l'appui de la fenêtre, n'osant pas bouger, de peur d'attirer leur attention, car je les voyais s'avancer à pas de loup, dans la longue ligne d'ombre de la maison.

Tout à coup exactement au-dessous de mes pieds j'entendis un bruit sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en tombant.

-- Voilà qui est fait, dit l'homme d'une voix rapide et basse, vous avez de la place.

-- Mais l'ouverture est toute bordée d'éclats, fit l'autre avec un tremblement de frayeur.

L'individu lança un juron qui me donna la chair de poule.

-- Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je...

Je ne pus voir ce qu'il fit. Mais il y eut un court halètement de douleur.

-- J'y vais, j'y vais, s'écria le petit garçon.

Mais je n'en entendis pas plus long, car la tête me tourna brusquement.

Mon talon glissa de la branche.

Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes quatre-vingt quinze livres, juste sur le dos courbé du cambrioleur.

Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous répondre, c'est qu'aujourd'hui même je ne saurais dire si ce fut un accident, ou si je le fis exprès.

Il se peut bien que pendant que je songeais à le faire, le hasard se soit chargé de trancher la question pour moi.

L'individu était courbé, la tête en avant, occupé à pousser le gamin à travers une étroite fenêtre quand je m'abattis sur lui à l'endroit même où le cou se joint à l'épine dorsale.

Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba la face en avant et fit trois tours sur lui-même en battant l'herbe de ses talons.

Son petit compagnon s'éclipsa au clair de la lune et en un clin d'oeil il eut franchi la muraille.

Quant à moi, je m'étais assis pour crier à tue-tête et frotter une de mes jambes où je sentais la même chose que si elle eut été prise dans un cercle de métal rougi au feu.

Vous pensez bien qu'il ne fallut pas longtemps pour que toute la maison, depuis le directeur de l'école, jusqu'au valet d'écurie accourussent dans le jardin avec des lampes et des lanternes.

La chose fut bientôt éclaircie.

L'homme fut placé sur un volet et emporté.

Quant à moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans une chambre à coucher spéciale, où le chirurgien Purdle, le cadet des deux qui portent ce nom, me remit en place le péroné.

Quant au voleur, on reconnut qu'il avait les jambes paralysées, et les médecins ne purent se mettre d'accord sur le point de savoir s'il en retrouverait ou non l'usage.

Mais la loi ne leur laissa point l'occasion de trancher la question, car il fut pendu environ six semaines plus tard aux Assises de Carlyle.

On reconnut en lui le bandit le plus déterminé qu'il y eût dans le nord de l'Angleterre, car il avait commis au moins trois assassinats, et il y avait assez de preuves à sa charge pour le faire pendre dix fois.

Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sans vous raconter cet événement qui en fut l'incident le plus important.

Mais je ne m'engagerai plus dans aucun sentier de traverse, car lorsque je songe à tout ce qui va se présenter, je vois bien que j'en aurai de reste à dire avant d'être arrivé à la fin.

En effet, quand on n'a à conter que sa petite histoire particulière, il vous faut souvent tout le temps, mais quand on se trouve mêlé à de grands événements comme ceux dont j'aurai à parler, alors on éprouve une certaine difficulté, si l'on n'a pas fait une sorte d'apprentissage à arranger le tout bien à son gré.

Mais j'ai la mémoire aussi bonne qu'elle fût jamais, Dieu merci, et je vais tâcher de faire mon récit aussi droit que possible.

Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fit naître l'amitié entre Jim, le fils du médecin, et moi.

Il fut le coq de l'école dès le jour de son entrée, car moins d'une heure après, il avait jeté, à travers le grand tableau noir de la classe, Barton, qui en avait été le coq jusqu'à ce jour-là.

Jim continuait à prendre du muscle et des os. Même à cette époque, il était carré d'épaules et de haute taille.

Les propos courts et le bras long, il était fort sujet à flâner, son large dos contre le mur, et ses mains profondément enfoncées dans les poches de sa culotte.

Je n'ai pas oublié sa façon d'avoir toujours un brin de paille au coin des lèvres, à l’endroit même où il prit l'habitude de mettre plus tard le tuyau de sa pipe.

La Grande Ombre Page 06

Arthur Conan Doyle

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