Nous étions en vacances.

J'avais alors douze ans.

Elle en avait onze.

C'était une fillette mince, grande pour son âge, aux yeux noirs et aux façons les plus bizarres.

Elle était tout le temps à regarder fixement devant elle, les lèvres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose d'extraordinaire, mais quand je me postais derrière elle, et que je regardais dans la même direction, je n'apercevais que l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les culottes de papa suspendues avec le reste du linge à sécher.

Puis, si elle apercevait une touffe de bruyère ou de fougère, ou n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en contemplation.

Elle s'écriait:

-- Comme c'est beau! comme c'est parfait!

On eût dit que c'était un tableau en peinture.

Elle n'aimait pas à jouer, mais souvent je la faisais jouer au chat perché; ça manquait d'animation, car j'arrivais toujours à l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais, bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix garçons.

Quand je me mettais à lui dire qu'elle n'était bonne à rien, que son père était bien sot de l'élever comme cela, elle pleurait, disait que j’étais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle ce soir même, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie.

Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus à rien de tout cela.

Ce qu'il y avait d'étrange, c'est qu'elle avait plus d'affection pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait jamais tranquille.

Elle était toujours à me guetter, à courir après moi, et à dire alors: « Tiens! vous êtes là! » en faisant l'étonnée.

Mais bientôt je m’aperçus qu'elle avait aussi de bons côtés.

Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en elle, c'étaient les histoires qu'elle savait conter.

Elle avait une peur affreuse des grenouilles.

Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je la lui mettrais dans le coup à moins qu'elle ne me contât une histoire.

Cela l'aidait à commencer, mais une fois en train, c'était étonnant comme elle allait.

Et à entendre les choses qui lui étaient arrivées, cela vous coupait la respiration.

Il y avait un pirate barbaresque qui était allé à Eyemouth.

Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau chargé d'or pour faire d'elle sa femme.

Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi était allé à Eyemouth et il lui avait donné comme gage un anneau qu'il reprendrait à son retour, disait-il.

Et elle me montra l'anneau, qui ressemblait à s'y méprendre à ceux qui soutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que celui-là était en or vierge.

Je lui demandai ce que ferait le chevalier s'il rencontrait le pirate barbaresque.

Elle me répondit qu'il lui ferait sauter la tête de dessus les épaules.

Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien trouver en elle?

Cela dépassait mon intelligence.

Puis elle me dit que pendant son voyage à destination de West Inch, elle avait été suivie par un prince déguisé.

Je lui demandai à quoi elle avait reconnu que c'était un prince.

Elle me répondit:

-- À son déguisement.

Un autre jour, elle dit que son père composait une énigme, que quand elle serait prête, il la mettrait dans les journaux, et celui qui la devinerait aurait la moitié de sa fortune et la main de sa fille.

Je lui dis que j'étais fort sur les énigmes, et qu'il faudrait qu'elle me l'envoyât des qu'elle serait prête.

Elle dit que ce serait dans la Gazette de Berwick, et voulut savoir ce que je ferais d'elle quand je l'aurais gagnée.

Je répondis que je la vendrais aux enchères, pour le prix qu'on m'offrirait, mais ce soir-là elle ne voulut plus conter d'histoires, car elle était très susceptible dans certains cas.

Jim Horscroft était absent pendant le temps que la cousine Edie passa chez nous.

Il revint la semaine même où elle partit, et je me rappelle combien je fus surpris qu'il fit la moindre question ou montrât quelque intérêt au sujet d'une simple fillette.

Il me demanda si elle était jolie, et quand j'eus dit que je n'y avais pas fait attention, il éclata de rire, me qualifia de taupe, et dit qu'un jour ou l'autre j'ouvrirais les yeux.

Mais il ne tarda pas à s'occuper de tout autre chose, et je n'eus plus une pensée pour Edie, jusqu'au jour où elle prit bel et bien ma vie entre ses mains et la tordit comme je pourrais tordre cette plume d'oie.

C'était en 1813.

J'avais quitté l'école, et j'avais déjà dix-huit ans, au moins quarante poils sur la lèvre supérieure, et l’espérance d’en avoir bien davantage.

J’avais changé depuis mon départ de l’école.

Je ne m’adonnais plus aux jeux avec la même ardeur.

Au lieu de cela il m’arrivait de rester allongé sur la pente de la lande, du côté ensoleillé, les lèvres entrouvertes, et regardant fixement devant moi, tout comme le faisait souvent la cousine Edie.

Jusqu’alors je m’étais tenu pour satisfait, je trouvais mon existence remplie, du moment que je pouvais courir plus vite et sauter plus haut que mon prochain.

La Grande Ombre Page 08

Arthur Conan Doyle

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