Peu de temps après qu'elle fut venue, je le rencontrai, comme il quittait West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues, et avec une lueur dans l'oeil qui le rajeunissait de dix ans.

Il tordait ses moustaches grises des deux côtés, de façon à en avoir les pointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne jambe avec autant de fierté qu'un joueur de cornemuse.

Que lui avait-elle dit?

Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant d'effet que du vin vieux.

-- Je suis monté pour vous voir, mon garçon, dit-il, mais il faut que je rentre à la maison. Toutefois ma visite n'a pas été perdue, car elle m'a procuré l'occasion de voir la belle cousine, une jeune personne des plus charmantes, des plus attrayantes, mon garçon.

Il avait une façon de parler un peu formaliste, un peu raide, et il se plaisait à intercaler dans ses propos quelques bouts de phrases françaises qu'il avait ramassés dans la Péninsule.

Il aurait continué à me parler d'Edie, mais je voyais sortir de sa poche le coin d'un journal.

Je compris alors qu'il était venu, selon son habitude, pour m'apporter quelques nouvelles.

Il ne nous en arrivait guère à West Inch.

-- Qu'y a-t-il de nouveau, major? demandai je.

Il tira le journal de sa poche et le brandit.

-- Les Alliés ont gagné une grande bataille, mon garçon, dit-il. Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps après cela. Les Saxons l'ont jeté par-dessus bord, et il a subi un rude échec à Leipzig. Wellington a franchi les Pyrénées et les soldats de Graham seront à Bayonne d'ici à peu de temps.

Je lançai mon chapeau en l'air.

-- Alors la guerre finira par cesser? m'écriai je.

-- Oui, et il n'est que temps, dit-il en hochant la tête d'un air grave. Ça a fait verser bien du sang. Mais ce n'est guère la peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais dans l'esprit à votre sujet.

-- De quoi s'agissait-il?

-- Eh bien, mon garçon, c'est que vous ne faites rien de bon ici, et maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je me demandais s'il ne vous plairait pas de voir un peu de la vie de soldat sous mes ordres.

À cette pensée mon coeur bondit.

-- Ah! oui, je le voudrais! m'écriai-je.

-- Mais il se passera bien six mois avant que je sois en état de me présenter à l'examen médical, et il y a bien des chances pour que Boney soit mis en lieu sûr avant ce délai.

-- Puis il y a ma mère, dis-je. Je doute qu'elle me laisse partir.

-- Ah! Eh bien, on ne le lui demandera pas cette fois.

Et il s'éloigna en clopinant.

Je m'assis dans la bruyère, mon menton dans la main, en tournant et retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major en son vieux[1] habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par- dessus son épaule, pendant qu'il grimpait la montée de la colline.

C'était une bien chétive existence, que celle de West Inch, où j'attendais mon tour de remplacer mon père, sur la même lande, au bord du même ruisseau, toujours des moutons, et toujours cette maison grise devant les yeux.

Et de l'autre côté, il y avait la mer bleue.

Ah, en voilà une vie pour un homme!

Et le major, un homme qui n'était plus dans la force de l'âge, il était blessé, fini, et pourtant il faisait des projets pour se remettre à la besogne alors que moi, à la fleur de l'âge, je dépérissais parmi ces collines!

Une vague brûlante de honte me monta à la figure, et je me levai soudain, plein d'ardeur de partir, et de jouer dans le monde le rôle d'un homme.

Pendant deux jours, je ne fis que songer à cela.

Le troisième, il survint un événement qui condensa mes résolutions, et aussitôt les dissipa, comme un souffle de vent fait disparaître une fumée.

J'étais allé faire une promenade dans l'après-midi avec la cousina Edie et Rob.

Nous étions arrivé au sommet de la pente qui descend vers la plage.

L'automne tirait à sa fin.

Les herbes, en se flétrissant, avaient pris des teintes de bronze, mais le soleil était encore clair et chaud.

Une brise venait du sud par bouffées courtes et brûlantes et ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de la mer.

J'arrachai une brassée de fougère pour qu'Edie pût s'asseoir. Elle s'installa de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun qui aimait autant la chaleur et la lumière.

Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec la tête de Rob sur mon genou.

Comme nous étions seuls dans le silence de ce désert, nous vîmes, même en cet endroit, s'étendre sur les eaux, en face de nous, l'ombre du grand homme de là bas qui avait écrit son nom en caractères rouges sur toute la carte d'Europe.

Un vaisseau arrivait poussé par le vent.

C'était un vieux navire de commerce à l'aspect pacifique, qui, peut-être avait Leith pour destination.

Il avait les vergues carrées et allait toutes voiles déployées.

De l'autre côté, du nord est, venaient deux grands vilains bateaux, gréés en lougres, chacun avec un grand mât et une vaste voile carrée de couleur brune.

La Grande Ombre Page 12

Arthur Conan Doyle

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