Il était ainsi allongé, avec son nez proéminent, sa moustache de chat, mais les lèvres exsangues, la respiration si faible, qu'elle eût à peine agité une plume.

-- Il se meurt, Jim, m'écriai je.

-- Oui, il meurt de faim et de soif; il n'y a pas une miette de pain dans le bateau. Peut-être y a-t-il quelque chose dans le sac?

Il s'élança et rapporta un sac noir en cuir.

Avec un grand manteau bleu, c'était les seuls objets qui se trouvassent dans le bateau.

Le sac était fermé, mais Jim l'ouvra en un instant; il était à moitié plein de pièces d'or. Ni lui ni moi nous n'en avions jamais vu autant, non, pas même la dixième partie.

Il devait y en avoir des centaines; c’étaient des souverains anglais tout brillants, tout neuf.

À vrai dire, cette vue nous avait si fortement intéressés que nous ne songions plus du tout à leur possesseur jusqu'au moment où il nous rappela près de lui par une plainte.

Il avait les lèvres plus bleues que jamais. Sa mâchoire inférieure retombait, ce qui me permit de voir sa bouche ouverte et ses rangées de dents blanches comme les dents de loup.

-- Mon dieu! il passe! cria Jim. Par ici, Jock, courez au ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre chapeau. Vite, l'ami, ou il est perdu. En attendant, je défais ses vêtements.

Je partis en courant, et je revins au bout d'une minute, rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans mon Glengarry.

Jim avait déboutonné l'habit et la chemise de l'homme.

Nous répandîmes de l'eau sur lui et nous en fîmes pénétrer quelques gouttes entre les lèvres.

Cela produisit un bon effet, car après deux ou trois fortes inspirations, il se mit sur son séant et se frotta lentement les yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil profond.

Mais, à ce moment-là, ce n'était point sa figure que Jim et moi nous considérions; c'était sa poitrine découverte.

On y voyait deux enfoncements profonds et rouges, l'un juste au- dessous de la clavicule et l'autre à peu près au milieu du côté droit.

La peau de son corps était extrêmement blanche jusqu'à la ligne brune du cou. Aussi les trous froncés et rouges n'en apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte générale.

D'en haut je pus voir qu'il y avait une dépression correspondante dans la dos à un endroit, mais qu'il n'y en avait point pour l'autre.

Si dépourvu d'expérience que je fusse, je pouvais dire ce que cela signifiait.

Deux balles avaient pénétré dans sa poitrine. L'une d’elles l'avait traversée; l'autre y était restée.

Mais il se mit debout brusquement, tout en chancelant, et rabattit sa chemise d'un air soupçonneux.

-- Qu'est-ce que j'ai fait? dit-il. Ai-je perdu la tête? Ne faites pas attention à ce que j'ai pu dire. Est-ce que j'ai crié?

-- Vous avez crié au moment même où vous êtes tombé.

-- Qu'est-ce que j'ai crié?

Je le lui répétai, quoique ce fussent des mots à peu près dépourvus de toute signification pour moi.

Il nous regarda fixement l'un après l'autre, puis haussa les épaules:

-- Ça fait partie d'une chanson, dit-il. Bon! Je me pose cette question: que vais-je faire à présent? Je ne me serais pas cru si faible. Où êtes-vous allés prendre cette eau?

Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se dirigea d'un pas incertain.

Là il s'étendit sur le ventre et se mit à boire, si longtemps que je crus qu'il n'en finirait pas.

Son long cou plissé se tendait comme celui d'un cheval, et il faisait à chaque gorgée un fort bruit de lapement avec ses lèvres.

Enfin, il se leva en poussant un grand soupir, et essuya sa moustache avec sa manche.

-- Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque chose à manger?

J'avais mis dans ma poche, avant de partir, deux morceaux de galette. Il se les fourra dans la bouche et il les avala.

Puis, il sortit les épaules, fit bomber sa poitrine, et se caressa les côtes de la paume de sa main.

-- Je suis sûr que je vous dois beaucoup, dit-il. Vous avez été très bons pour un inconnu. Mais je vois que vous avez eu l'occasion d'ouvrir ma sacoche.

-- Nous comptions y trouver du vin ou de l'eau-de-vie, quand vous avez perdu connaissance.

-- Ah! je n'ai pas grand-chose là dedans, tout au plus... comment dites-vous cela?... quelques économies. Ce n'est pas une grosse somme, mais il faudra que j'en vive tranquillement jusqu'à ce que je trouve quelque chose à faire. D'ailleurs il me semble qu'on pourrait vivre ici assez tranquillement. Il m'aurait été impossible de tomber sur un pays plus paisible, où il n'y a peut- être pas l'ombre d'un gendarme à cette distance de la ville.

-- Vous ne nous avez pas encore dit qui vous êtes, d'où vous venez, ni ce que vous avez été, dit Jim d'un ton rébarbatif.

L'étranger le toisa des pieds à la tête, d'un air connaisseur.

-- Ma parole, dit-il, mais vous feriez un grenadier pour une compagnie de flanc. Quant aux questions que vous me faites, j'aurais le droit de m'en fâcher, s'il s'agissait de tout autre que vous, mais vous avez le droit d'être renseigné, après m'avoir traité avec tant de courtoises. Je me nomme Bonaventure de Lapp. Je suis soldat et voyageur de profession, et je viens de Dunkerque; ainsi que vous pouvez le voir en grosses lettres sur le bateau.

La Grande Ombre Page 20

Arthur Conan Doyle

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