-- Peuh! dis-je, pour ne pas me taire devant un �tranger; si nous avions trente mille hommes sur la cr�te de cette hauteur l�-bas, vous en viendriez � �tre fort heureux d'avoir vos bateaux derri�re vous.

-- Sur la cr�te de la hauteur? dit-il en promenant rapidement ses regards sur la cr�te. Oui, si votre homme connaissait son affaire; il aurait sa gauche appuy�e � votre maison, son centre � Corriemuir, et sa droite par l�, vers la maison du docteur, avec une forte ligne de tirailleurs en avant. Naturellement sa cavalerie manoeuvrerait pour nous couper d�s que nous serions d�ploy�s sur la plage. Mais qu'il nous laisse seulement nous former, et nous saurons bient�t ce que nous avons � faire. Voil� le point faible, c'est le d�fil� ici: je le balaierais avec mes canons. J'y engagerais ma cavalerie. Je pousserais l'infanterie en avant en fortes colonnes, et cette aile-ci se trouverait en l'air: Eh Jock, vos volontaires, o� seraient-ils?

-- Sur les talons de votre dernier homme, dis-je.

Et nous part�mes tous deux de cet �clat de rire cordial par lequel finissaient d'ordinaire ces sortes de discussions.

Parfois, lorsqu'il parlait ainsi, je croyais qu'il plaisantait. En d'autres moments, il n'�tait pas aussi facile de l'admettre.

Je me souviens tr�s bien qu'un soir de cet �t�-l�, comme nous �tions assis � la cuisine, lui, mon p�re, Jim, et moi, et que les femmes �taient all�es se coucher, il se mit � parler de l'�cosse et de ses rapports avec l'Angleterre.

-- Jadis vous aviez votre roi � vous, et vos lois se faisaient � �dimbourg, dit-il. Ne vous sentez-vous pas pleins de rage, et de d�sespoir, � la pens�e que tout cela vient de Londres.

Jim �ta sa pipe de sa bouche.

-- C'est nous qui avons impos� notre roi � l'Angleterre, et si quelqu'un devait enrager, ce seraient ceux de l�-bas.

�videmment l'�tranger ignorait ce d�tail. Cela lui imposa silence un instant.

-- Oui, mais vos lois sont faites l�-bas, dit-il enfin, et assur�ment ce n'est pas avantageux.

-- Non. Il serait bon qu'on remit un Parlement � �dimbourg, dit mon p�re, mais les moutons me donnent tant d'occupation que je n'ai gu�re le loisir de penser � ces choses-l�.

-- C'est aux beaux jeunes gens comme vous que revient le devoir d'y penser, dit de Lapp. Quand un pays est opprim�, ce sont ses jeunes gens qui doivent le venger.

-- Oui, les Anglais en veulent trop pour eux, quelquefois, dit Jim.

-- Eh bien, s'il y a beaucoup de gens qui partagent cette mani�re de voir, pourquoi n'en formerions-nous pas des bataillons, afin de marcher sur Londres s'�cria de Lapp.

-- Cela ferait une belle partie de campagne, dis-je en riant, mais qui nous conduirait?

Il se redressa, fit la r�v�rence, en posant la main sur son coeur, de sa bizarre fa�on.

-- Si vous vouliez bien me faire cet honneur, s'�cria-t-il.

Puis nous voyant tous rire, il se mit a rire aussi, mais je suis convaincu qu'il n'avait pas voulu plaisanter le moins du monde.

Je n'arrivai jamais � me faire quelque id�e de son �ge, et Jim Horscroft n'y r�ussit pas mieux.

Parfois nous le prenions pour un vieux qui avait l'air jeune, parfois au contraire pour un jeune qui avait l'air vieillot.

Sa chevelure brune, raide, coup�e court, n'avait nul besoin d'�tre coup�e ras au sommet de la t�te, o� elle se rar�fiait pour finir en une courbe polie.

Sa peau �tait sillonn�e de mille rides tr�s fines, qui s'entrela�aient, formaient un r�seau; elle �tait, comme je l'ai dit, toute recuite par le soleil. Mais il �tait agile comme un adolescent, souple et dur comme de la baleine, passait tout un jour � parcourir la montagne ou � ramer sur la mer sans mouiller un cheveu.

Tout bien consid�r�, nous juge�mes qu'il devait avoir quarante ou quarante-cinq ans, bien qu'il f�t malais� de comprendre comment il avait pu voir tant de choses � une telle p�riode de la vie.

Mais un jour on se mit � parler d��ge, et alors il nous fit une surprise.

Je venais de dire que j'avais juste vingt ans et Jim qu'il en avait vingt-sept.

-- Alors je suis le plus �g� de nous trois, dit de Lapp.

Nous part�mes d'un �clat de rire, car, � notre compte, il aurait parfaitement pu �tre notre p�re.

-- Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant le sourcil, j'ai eu vingt-neuf ans en d�cembre.

Cette assertion, plus encore que ses propos, nous fit comprendre quelle existence extraordinaire avait �t� la sienne.

Il vit notre �tonnement et s'en amusa.

-- J�ai v�cu! j'ai v�cu! s'�cria-t-il. J'ai employ� mes jours et mes nuits; je n'avais que quatorze ans, que je commandais une compagnie dans une bataille o� cinq nations prenaient part. J'ai fait p�lir un roi aux mots que je lui ai chuchot�s � l'oreille, alors que j'avais vingt ans. J'ai contribu� � refaire un royaume et � mettre un nouveau roi sur un grand tr�ne l'ann�e m�me o� je suis devenu majeur. Mon Dieu, j'ai v�cu ma vie.

Ce fut l� ce que j'appris de plus pr�cis, d'apr�s ses dires, sur son pass�.

Lorsque nous voulions en savoir plus long de lui, il se bornait � hocher la t�te ou � rire.

La Grande Ombre Page 25

Arthur Conan Doyle

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