Je me suis souvent demandé si ce brave homme et sa femme vivent encore. Ce n'est guère probable, car bien que vigoureux, ils avaient dépassé le milieu de la vie à cette époque-là.

Jim venait aussi quelque fois avec nous, et restait à fumer dans la vaste cuisine flamande, mais c'était maintenant un Jim tout différent de celui d'autrefois.

Il avait toujours eu un fond de dureté, mais on eût dit que son malheur l'avait entièrement pétrifié. Jamais je ne vis de sourire sur ses lèvres.

Il était bien rare qu'il parlât. Tout son esprit se concentrait sur l'idée de se venger de de Lissac, qui lui avait ravi Edie.

Il passait des heures assis, le menton appuyé sur ses deux mains, le regard fixe, le sourcil froncé, tout absorbé par une seule pensée.

Cela avait fait d'abord de lui, jusqu'à un certain point, la cible des plaisanteries de certains, mais quand ils le connurent mieux, ils s'aperçurent qu'il ne faisait pas bon rire de lui, et ils le laissèrent tranquille.

À cette époque, nous nous levions de fort bonne heure, et généralement la brigade entière était sous les armes dès la première lueur du jour.

Un matin, c'était le seize juin, nous venions de nous former, le général Adams était allé à cheval donner un ordre au colonel Reynell, à environ une portée de fusil de l'endroit où je me trouvais, quand tout à coup tous deux fixèrent avec persistance leur regard sur la route de Bruxelles.

Aucun de nous n'osa remuer la tête, mais tous les hommes du régiment tournèrent les yeux de ce côté, et là nous vîmes un officier, portant la cocarde d'aide de camp du général, arriver sur la route à grand fracas, de toute la vitesse qu'il pouvait donner à son grand cheval gris pommelé.

Il penchait la tête sur la crinière, et lui cinglait le cou avec le reste des rênes. On eût dit que sa vie dépendait de sa rapidité.

-- Holà, Reynell, dit le général, voilà qui commence à avoir l'air sérieux. Qu'est-ce que vous dites de cela?

Tous deux mirent leur cheval au trot pour s'avancer, et Adams ouvrit vivement la dépêche que lui tendit le messager.

L'enveloppe n'était pas encore à terre qu'il fit demi-tour, et agita la lettre au-dessus. De sa tête, comme il l'eût fait de son sabre.

-- Rompez les rangs! cria-t-il. Revue générale et mise en marche dans une demi-heure.

Alors pendant un instant, il y eut grand bruit, grande agitation, et les nouvelles volèrent de bouche en bouche.

Napoléon avait franchi la frontière la veille, poussé les Prussiens devant lui, et s'était déjà fort avancé dans l’intérieur du pays, à l'est par rapport à nous, avec cent cinquante mille hommes.

Nous courûmes de tous côtés rassembler nos effets, et déjeuner.

Moins d'une heure après, nous étions en marche, laissant derrière nous pour toujours Ath et le Dender.

Il n'y avait pas un moment à perdre, car les Prussiens n'avaient donné à Wellington aucunes nouvelles de ce qui se passait, et bien qu'il se fût élancé de Bruxelles aux premières rumeurs de l'événement, comme un bon chien de garde sort de son chenil, c'était difficile de supposer qu'il pourrait arriver assez à temps pour porter secours aux Prussiens.

C'était une belle et chaude matinée, et pendant que la brigade marchait sur la large chaussée belge, la poussière s'en élevait comme eut fait la fumée d'une batterie.

Je puis vous dire que nous bénîmes celui qui avait planté les peupliers sur les bords, car leur ombre valait mieux pour nous que de la boisson.

À travers champs, à gauche comme droite, il y avait d'autres routes, l'une tout près de la nôtre, l'autre à un mille ou plus.

Une colonne d'infanterie suivait la plus rapprochée.

C'était une belle rivalité qui nous animait, car des deux côtés on mettait toute son énergie à jouer des jambes.

Il flottait autour d’eux une si large guirlande de poussière, que nous distinguions seulement les canons de fusils et les bonnets de peau d'ours pointant çà et là, ou la tête et les épaules d'un officier monté, dominant le nuage, et le drapeau qui flottait au vent.

C’était une brigade de la Garde, mais nous ne savions pas laquelle, car il y en avait deux qui faisaient la campagne avec nous.

Dans le lointain, on voyait aussi sur la route un épais nuage de poussière, mais qui s'entrouvrant de temps à autre, laissait apercevoir un long chapelet de grains scintillants d'un éclat d'argent.

La brise apportait un tel bruit de musique grondante, sonore, éclatante, que jamais je n'entendis rien de pareil.

Si j'avais été laissé à moi-même, j'aurais été longtemps à savoir ce que c'était, mais nos caporaux et nos sergents étaient tous d'anciens soldats, et il y en avait un qui marchait à côté de moi, hallebarde en main, et qui était intarissable en conseils et renseignements.

-- C'est la grosse cavalerie, dit-il. Vous voyez ce double reflet. Cela signifie qu'ils ont le casque aussi bien que la cuirasse. Ce sont les Royaux ou les Enniskillens, ou la Maison du Roi. Vous pouvez entendre leurs cymbales et leurs timbales. La grosse cavalerie française est trop forte pour nous.

La Grande Ombre Page 36

Arthur Conan Doyle

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