Mais c'étaient de tous jeunes gens, ceux-là, des traînards, des coeurs lâches comme il s'en trouve partout.
Je le répète, pas un régiment ne fléchit.
Ce que nous pouvions distinguer de la bataille était fort peu de chose, mais il eût fallu être aveugle pour ne point voir que, derrière nous, la campagne était couverte de fuyards.
Cependant alors, bien que nous autres, de l'aile droite, nous n'en sussions rien, les Prussiens avaient commencé leur mouvement.
Napoléon avait détaché vingt mille hommes pour les arrêter, et c'était une compensation pour ceux d'entre nous qui s'étaient sauvés.
Les forces en présence étaient à peu près les mêmes qu'au début.
Tout cela, pourtant, était fort obscur pour nous.
À un certain moment, la cavalerie française avait débordé en tel nombre entre nous et le reste de l'armée, que nous crûmes quelque temps être la seule brigade restée debout.
Alors, serrant les dents, nous prîmes la résolution de vendre notre vie le plus cher possible.
Il était entre quatre et cinq heures de l'après-midi, et nous n'avions rien à manger, pour la plupart, depuis la veille au soir.
Par-dessus le marché, nous étions trempés par la pluie. Elle nous avait arrosés pendant tout le jour, mais pendant les dernières heures, nous n'avions pas eu un moment pour songer au temps ou à notre faim.
Alors nous nous mîmes à regarder autour de nous et à raccourcir nos ceinturons, à nous demander qui avait été atteint, qui avait été épargné.
Je fus content de revoir Jim, la figure toute noire de poudre, debout à ma droite et appuyé sur son fusil.
Il vit que je le regardais et me demanda, en criant, si j'étais blessé.
-- Tout va bien, Jim, répondis-je.
-- Je crains bien d'être venu ici chasser un gibier imaginaire, dit-il, d'un air sombre. Mais ce n'est pas encore fini, par Dieu! j’aurai sa peau, ou il aura la mienne.
Il avait si longtemps couvé son tourment, le pauvre Jim, que je crois vraiment que cela lui avait tourné la tête.
En effet, il avait dans les yeux, en parlant, une expression qui n'avait presque rien d’humain.
Il avait toujours été de ceux qui prennent à coeur, même de petites choses, et depuis qu'Edie l'avait abandonné, je crois qu'il n'avait jamais été maître de lui-même.
Ce fut à ce moment de la bataille que nous assistâmes à deux combats singuliers, chose assez commune, à ce qu'on me dit, dans les batailles d'autrefois, avant que les hommes fussent exercés a se battre par masses.
Comme nous étions couchés dans le fossé, deux cavaliers arrivèrent à fond de train, sur la crête, en face de nous.
Le premier était un dragon anglais. Il avait la figure presque dans la crinière de son cheval.
Derrière lui, arrivait à grand bruit, sur une grosse jument noire, un cuirassier français, vieux gaillard à la tête grise.
Les nôtres se mirent à les huer au passage, car il leur paraissait honteux qu'un Anglais courût ainsi, mais au moment où ils passèrent devant nous, on vit de quoi il s'agissait.
Le dragon avait laissé choir son arme, il était désarmé, et l'autre le serrait d'aussi près pour l’empêcher d'en trouver une autre.
À la fin, piqué sans doute par nos huées, l’Anglais prit son parti d'affronter le combat.
Ses yeux tombèrent sur une lance qui se trouvait près du cadavre d'un Français.
Il fit obliquer un peu son cheval, pour laisser passer l'autre, et alors, sautant à bas avec adresse, il s'en saisit.
Mais l'autre était un vieux routier, et il fondit sur lui comme un boulet.
Le dragon para le coup avec sa lance, mais l'autre la détourna et lui planta son sabre à travers l'omoplate.
Cela se passa en un instant.
Puis le Français mit son cheval au trot, en nous jetant un ricanement par-dessus son épaule, comme un chien hargneux.
La première partie était gagnée pour eux, mais nous eûmes bientôt à marquer un point.
L'ennemi avait poussé en avant une ligne de tirailleurs, qui dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite, plutôt que sur nous, mais nous envoyâmes deux compagnies du 95ème, pour les tenir en échec.
Cela produisait un effet singulier, ces bruits secs et aigres, car des deux côtés on se servait de la carabine.
Parmi les tirailleurs français se tenait debout un officier, un homme de haute taille, maigre, avec un manteau sur ses épaules.
Quand les nôtres arrivèrent, il s'avança jusqu’à mi-chemin entre les deux troupes et s'arrêta bien droit, dans l'attitude d'un escrimeur, la tête rejetée en arrière.
Je le vois encore aujourd'hui, les paupières abaissées, une sorte de sourire narquois sur la physionomie.
À cette vue, le sous-officier des carabiniers, un grand beau jeune homme, courut en avant, fonçant sur lui avec ce singulier sabre courbé que portent les carabiniers.
Ils se heurtèrent comme deux béliers, car ils couraient à la rencontre l'un de l'autre.
Ils tombèrent par l'effet de ce choc, mais le Français était dessous.
Notre homme brisa son arme près de la poignée, et reçut l’arme de l'autre à travers le bras gauche, mais il fut le plus fort, et trouva le moyen d'ôter la vie à son ennemi avec le tronçon ébréché de son arme.