On tira très peu de coups de feu après le premier abordage. On n'entendait plus que le choc des crosses contre les canons, les cris brefs des hommes atteints, et les commandements des officiers.
Alors, tout à coup, les Français commencèrent à céder le terrain, lentement, de mauvaise grâce, pas à pas, mais enfin ils reculaient.
Ah! il valait bien tout ce que nous avions souffert jusque là, le frisson qui nous parcourut le corps quand nous comprîmes qu'ils allaient plier.
J'avais devant moi un Français, un homme aux traits tranchants, aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, comme s'il avait été à l'exercice.
Il visait avec soin, et regardait d'abord autour de lui pour choisir et abattre un officier.
Je me rappelle qu'il me vint à l'esprit que ce serait faire un bel exploit que de tuer un homme qui montrait un tel sang-froid.
Je me précipitai vers lui et lui passai ma baïonnette au travers du corps.
En recevant ce coup, il fit demi-tour et me lâcha un coup de fusil en pleine figure.
La balle me fit, à travers la joue, une marque qui me restera jusqu'à mon dernier jour.
Quand il tomba, je trébuchai par-dessus son corps. Deux autres hommes tombèrent à leur tour sur moi, et je faillis être étouffé sous cet entassement.
Lorsqu'enfin je me fus dégagé, après m'être frotté les yeux, qui étaient pleins de poudre, je vis que la colonne était définitivement rompue, qu'elle se disloquait en groupes, les uns fuyant à toutes jambes, les autres continuant à combattre, dos à dos, dans un vain effort pour arrêter la brigade, qui balayait tout devant elle.
Il me semblait qu'un fer rouge était appliqué sur ma figure, mais j'avais l'usage de mes membres.
Aussi, j'enjambai d'un bond un amas de cadavres ou d'hommes mutilés, je courus après mon régiment, et allai prendre ma place au flanc droit.
Le vieux major Elliott était là, boitant un peu, car son cheval avait été tué, mais lui, il ne s'en trouvait pas plus mal.
Il me vit venir et me fit un signe de tête, mais on avait trop de besogne pour avoir le temps de causer.
La brigade avançait toujours, mais le général passa à cheval devant moi, baissant la tête, et regardant les positions anglaises:
-- Il n'y a pas de terrain gagné, dit-il, mais je ne recule pas.
-- Le duc de Wellington a remporté une grande victoire, proclama l'aide de camp d'une voix solennelle.
Et alors, cédant soudain à ses sentiments, il ajouta:
-- Si ce maudit animal voulait seulement se lancer en avant.
Ce qui fit rire tous les hommes de la compagnie de flanc.
Mais à ce moment-là, le premier venu pouvait se rendre compte que l'armée française se disloquait.
Les colonnes et les escadrons, qui avaient tenu bon si carrément pendant tout le jour, offraient maintenant des vides sur les bords.
Au lieu d'avoir, en avant, une forte ligne de tirailleurs, elles avaient, à l'arrière, un éparpillement de traînards.
La Garde s'éclaircissait, devant nous, à mesure que nous poussions en avant, et nous nous trouvâmes face à face avec douze canons, mais, au bout d'un moment, ils furent à nous, et je vis notre plus jeune sous-officier, après celui qui avait été tué par le lancier, griffonner à la craie sur l'un d'eux, en gros chiffres, le numéro 72, en vrai écolier qu'il était.
Ce fut alors que nous entendîmes, derrière nous, un hourra d'encouragement, et que nous vîmes l'armée anglaise tout entière déborder par-dessus la crête des hauteurs et se répandre dans la vallée pour fondre sur ce qui restait de l'ennemi.
Les canons arrivèrent aussi en bondissant, à grand bruit, et notre cavalerie légère, le peu qui en restait, rivalisa sur la droite avec notre brigade.
Après cela, il n'y avait plus de bataille.
L'on marcha en avant sans rencontrer de résistance, et notre armée finit de se former en ligne sur le terrain même que les Français occupaient le matin.
Leurs canons étaient à nous; leur infanterie réduite à une cohue qui s'éparpillait par tout le pays; leur brave cavalerie se montra seule capable de conserver un peu d'ordre, et de quitter le champ de bataille sans se rompre.
Enfin, au moment même où la nuit venait, nos hommes, épuisés et affamés, purent remettre la besogne aux Prussiens, et former les faisceaux sur le terrain qu'ils avaient conquis.
Voilà tout ce que je vis et tout ce que je puis dire sur la bataille de Waterloo.
J'ajouterai seulement que j'avalai, le soir, une galette d'avoine de deux livres, pour mon souper, et une bonne cruche de vin rouge.
Il me fallut donc percer un autre trou à mon ceinturon, qui me serra alors comme un cercle autour d'un baril.
Après cela, je me couchai dans la paille, où se vautrait le reste de la compagnie.
Moins d'une minute après, je m'endormais d'un sommeil de plomb.
XIV -- LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT
Le jour pointait, et les premières lueurs grises venaient de se montrer furtivement à travers les longues et minces fentes des murs de notre grange, lorsqu'on me secoua forcement par l'épaule.
Je me levai d'un bond.
Dans mon cerveau, hébété par le sommeil, je m'étais figuré que les cuirassiers arrivaient sur nous, et j'empoignai une hallebarde posée contre le mur, mais en voyant les longues files de dormeurs, je me rappelai où j'étais.