-- Et bien! demandai-je, poussé par une curiosité bien naturelle, lorsque nous ne fûmes plus à portée d’être entendus des visiteurs. Qui est-il? qu’est-il?
-- Il vient des Provinces centrales, près du pays des Mahrattes. C’est un des nôtres. J’ai été réellement bouleversée de rencontrer un compatriote d’une manière aussi inattendue. Je me sens tout agitée.
-- Voilà qui a dû vous faire plaisir, remarquai-je.
-- Oui, un très grand plaisir, dit-elle vivement.
-- Et comment se fait-il qu’il se soit prosterné ainsi?
-- Parce qu’il savait que je suis la fille d’Achmet Genghis Khan, dit-elle avec fierté.
-- Et quel hasard l’a amené ici?
-- Oh! c’est une longue histoire, dit-elle négligemment. Il a mené une vie errante. Comme il fait sombre dans cette avenue et comme les grandes branches s’entrecroisent là-haut! Si l’on s’accroupissait sur l’une d’elles, il serait facile de se laisser tomber sur le dos de quelqu’un qui passerait. On ne saurait jamais que vous êtes là, jusqu’au moment où vous auriez vos doigts serrés autour de la gorge du passant.
-- Quelle horrible pensée! m’écriai-je.
-- Les endroits sombres me donnent toujours de sombres pensées, dit-elle d’un ton léger. À propos, j’ai une faveur à vous demander, M. Lawrence.
-- De quoi s’agit-il? demandai-je.
-- Ne dites pas un mot à la maison au sujet de mon pauvre compatriote. On pourrait le prendre pour un coquin, un vagabond, vous savez, et donner l’ordre de le chasser du village.
-- Je suis convaincu que M. Thurston n’aurait jamais cette dureté.
-- Non, mais M. Copperthorne en est capable.
-- Je ferai ce que vous voudrez, dis-je, mais les enfants parleront certainement.
-- Non, je ne crois pas, répondit-elle.
Je ne sais comment elle s’y prit pour empêcher ces petites langues bavardes, mais, en fait, elles se turent sur ce point, et ce jour- là on ne dit pas un mot de l’étrange visiteur qui, de course en course, était venu jusque dans notre petit village.
J’avais quelque soupçon subtil que ce fils des régions tropicales n’était point arrivé par hasard jusqu’à nous, mais qu’il s’était rendu à Dunkelthwaite pour y remplir une mission déterminée.
Le lendemain, j’eus la preuve la plus convaincante possible qu’il était encore dans les environs, car je rencontrai miss Warrender pendant qu’elle descendait par l’allée du jardin avec un panier rempli de croûtes de pain et de morceaux de viande.
Elle avait l’habitude de porter ces restes à quelques vieilles femmes du pays.
Aussi je m’offris à l’accompagner.
-- Est-ce chez la vieille Venables ou chez la bonne femme Taylforth que vous allez aujourd’hui? demandai-je.
-- Ni chez l’une ni chez l’autre, dit-elle en souriant. Il faut que je vous dise la vérité, M. Lawrence. Vous avez toujours été un bon ami pour moi et je sais que je puis avoir confiance en vous. Je vais suspendre le panier à cette branche-ci et il viendra le chercher.
-- Il est encore par ici? remarquai-je.
-- Oui, il est encore par ici.
-- Vous croyez qu’il le découvrira?
-- Oh! pour cela, vous pouvez vous en rapporter à lui, dit-elle. Vous ne trouverez pas mauvais que je lui donne quelque secours, n’est-ce pas? Vous en feriez tout autant si vous aviez vécu parmi les Hindous, et que vous vous trouviez brusquement transplanté chez un Anglais. Venez dans la serre, nous jetterons un coup d’oeil sur les fleurs.
Nous allâmes ensemble dans la serre chaude.
À notre retour, le panier était resté suspendu à la branche, mais son contenu avait disparu.
Elle le reprit en riant et le rapporta à la maison.
Il me parut que depuis cette entrevue de la veille avec son compatriote, elle avait l’esprit plus gai, le pas plus libre, plus élastique.
C’était peut-être une illusion, mais il me sembla aussi qu’elle avait l’air moins contrainte qu’à l’ordinaire en présence de Copperthorne, qu’elle supportait ses regards avec moins de crainte, et était moins sous l’influence de sa volonté.
Et maintenant j’en viens à la partie de mon récit où j’ai à dire comment j’arrivai à pénétrer les rotations qui existaient entre ces deux étranges créatures, comment j’appris la terrible vérité au sujet de miss Warrender, ou de la Princesse Achmet Genghis; j’aime mieux la désigner ainsi, car elle tenait assurément plus de ce redoutable et fanatique guerrier, que de sa mère, si douce.
Cette révélation fut pour moi un coup violent, dont je n’oublierai jamais l’effet.
Il peut se faire que d’après la manière dont j’ai retracé ce récit, en appuyant sur les faits qui y ont quelque importance, et omettant ceux qui n’en ont pas, mes lecteurs aient déjà deviné le projet qu’elle avait au coeur.
Quant à moi, je déclare solennellement que jusqu’au dernier moment je n’eus pas le plus léger soupçon de la vérité.
J’ignorais tout de la femme, dont je serrais amicalement la main et dont la voix charmait mon oreille.
Cependant, je crois aujourd’hui encore qu’elle était vraiment bien disposée envers moi et qu’elle ne m’aurait fait aucun mal volontairement.
Voici comment se fit cette révélation.