Il y resta, assis près de moi, me regardant avec ses brillants yeux gris, pendant que le poney allait flânant, et broutant les fleurs des deux côtés de la route.
Très évidemment il tenait à obtenir une réponse.
Je ne sais comment je crus voir une figure pâle et timide me regarder d’un fond obscur et entendre la voix de Sol me faisant sa déclaration d’amour.
Pauvre garçon, après tout il s’était mis le premier en campagne!
-- Le pourriez-vous, Nell? demanda Jack une fois de plus.
-- J’ai beaucoup d’affection pour vous, Jack, lui dis-je en le regardant avec un certain trouble, mais...
Comme sa figure s’altéra, à ce monosyllabe:
«Mais je ne crois, pas que mon affection aille jusque-là. En outre, je suis si jeune, voyez-vous. Je crois bien que votre proposition me vaudrait beaucoup de compliments et le reste, mais il ne faut plus songer à moi à ce point de vue.
-- Alors vous me refusez, dit Jack en pâlissant légèrement.
-- Pourquoi ne vous adressez-vous pas à Elsie, m’écriai-je dans mon désespoir. Pourquoi tout le monde s’adresse-t-il à moi?
-- Ce n’est pas Elsie que je veux, s’écria Jack en lançant au poney un coup de fouet qui surprit un peu ce quadrupède à l’allure peu pressée. Qu’est-ce que veut dire ce «tout le monde», Nell?
Pas de réponse.
-- Je vois ce que c’est, dit Jack avec amertume. J’ai remarqué ce cousin, qui est toujours après vous, depuis que je suis ici. Vous êtes engagée avec lui?
-- Non, non, je ne le suis pas.
-- Que Dieu en soit loué! répondit dévotement Jack. Il y a encore de l’espoir. Peut-être, avec le temps, en viendrez-vous à de meilleures idées. Dites-moi, Nell, aimez-vous beaucoup ce nigaud d’étudiant en médecine?
-- Ce n’est pas un nigaud, dis-je avec indignation, et je l’aime tout autant que je vous aimerai jamais.
-- Vous pourriez l’aimer tout autant sans beaucoup l’aimer, dit Jack d’un ton boudeur.
Puis ni l’un ni l’autre ne dîmes mot, jusqu’au moment où un grand cri poussé en choeur par Bob et master Cronin annonça l’arrivée du reste de la troupe.
Chapitre VI
Si la partie de campagne fut réussie, cela fut dû entièrement aux efforts de ce dernier gentleman.
Trois amoureux sur quatre personnes, c’est hors de proportion, et il fallut toutes ses facultés de boute-en-train pour compenser l’effet désastreux de l’humeur des autres.
Bob avait l’air de ne voir que les charmes de miss Maberly.
La pauvre Elsie restait à se morfondre dans l’isolement, pendant que mes deux admirateurs passaient leur temps à se regarder, puis à me regarder tour à tour.
Mais master Cronin lutta courageusement contre cet état de choses décourageant, se rendit agréable à tous, en explorant des ruines ou débouchant des bouteilles avec la même véhémence, la même énergie.
Le cousin Sol, en particulier, se montrait découragé et dépourvu d’entrain.
Il était convaincu, j’en suis sûre, que mon voyage en tête-à-tête avec Jack avait été arrangé d’avance entre nous. Mais il y avait dans son expression plus de peine que de colère.
Jack, au contraire, j’ai regret de le dire, se montrait nettement agressif.
Ce fut même cela qui me décida à choisir mon cousin pour m’accompagner dans la promenade à travers bois qui suivit le lunch.
Jack avait fini par prendre des airs de propriétaire si provocants que j’étais résolue à en finir une fois pour toutes.
Je lui en voulais aussi d’avoir pris l’air d’être cruellement mortifié par mon refus et d’avoir voulu dénigrer par derrière le pauvre Sol.
Il s’en fallait beaucoup que je fusse éprise de l’un ou de l’autre, mais après tout, avec mes idées juvéniles de lutte à armes égales, j’étais révoltée de voir l’un ou l’autre prendre une avance que je regardais comme un avantage mal acquis.
Je sentais que si Jack n’était pas revenu, j’aurais fini à la longue par agréer mon cousin.
D’autre part, si ce n’avait été Sol, je n’aurais jamais pu refuser Jack.
Pour le moment, je les aimais tous les deux trop pour favoriser l’un ou l’autre.
«Comment cela finira-t-il? je me le demande, pensai-je. Il faut que je fasse quelque chose de décisif dans un sens ou dans l’autre, à moins que, peut-être, le meilleur parti soit d’attendre et de voir ce que l’avenir amènera.»
Sol montra une légère surprise quand je le choisis pour compagnon, mais il accepta avec un sourire de gratitude.
Son esprit parut considérablement soulagé.
-- Ainsi donc, je ne vous ai point encore perdue, Nell, me dit-il à demi-voix, pendant que nous nous enfoncions sous les grands arbres et que les voix de la troupe nous arrivaient de plus en plus affaiblies par l’éloignement.
-- Personne ne peut me perdre, dis-je, car jusqu’à présent personne ne m’a gagnée. Je vous en prie, ne parlez plus de cela. Ne pourriez-vous pas causer comme vous le faisiez il y a deux ans, et ne pas être si épouvantablement sentimental?
-- Vous saurez un jour pourquoi, Nell, dit l’étudiant d’un ton de reproche. Attendez jusqu’au jour où vous connaîtrez vous-même l’amour; alors vous comprendrez.
Je fis une légère moue d’incrédulité.