Quand un homme s'entend à préparer une tasse de chocolat, à faire un noeud de cravate, comme Ambroise sait le faire, il a droit à quelque considération. Le fait est que le pauvre garçon était le domestique de Lord Avon, qu'il était à la Falaise royale dans la nuit fatale dont j'ai parlé et qu'il est très dévoué à son ancien maître. Mais voila que mes propos tournent au genre triste, Mary, ma soeur, et maintenant, si vous le préférez, nous reviendrons aux toilettes de la comtesse Liéven et aux commérages de Saint-James.

VI -- SUR LE SEUIL

Ce soir-là, mon père m'envoya de bonne heure au lit, malgré mon vif désir de rester, car le moindre mot de cet homme attirait mon attention.

Sa figure, ses manières, la façon grandiose et imposante dont il faisait aller et venir ses mains blanches, son air de supériorité aisée, l'allure fantasque de ses propos, tout cela m'étonnait, m'émerveillait. Mais, ainsi que je le sus plus tard, la conversation devait rouler sur moi-même, sur mon avenir.

Cela fut cause qu'on m'expédia dans ma chambre, où m'arrivait tantôt la basse profonde de la voix paternelle, tantôt la voix richement timbrée de mon oncle, et aussi, de temps à autre, le doux murmure de la voix de ma mère.

J'avais fini par m'endormir, lorsque je fus soudain réveillé par le contact de quelque chose d'humide sur ma figure et par l'étreinte de deux bras chauds.

La joue de ma mère était contre la mienne.

J'entendais très bien la détente de ses sanglots et dans l'obscurité je sentais le frisson et le tremblement qui l'agitaient. Une faible lueur filtrait à travers les lames de la jalousie et me permettait de voir qu'elle était vêtue de blanc et que sa chevelure noire était éparse sur ses épaules.

-- Vous ne nous oublierez pas, Roddy? Vous ne nous oublierez pas?

-- Pourquoi, ma mère? Qu'y a-t-il?

-- Votre oncle, Roddy... Il va vous emmener, vous enlever à nous.

-- Quand cela, ma mère?

-- Demain.

Que Dieu me pardonne, mais mon coeur bondit de joie, tandis que le sien, qui était tout contre, se brisait de douleur.

-- Oh! ma mère, m'écriai-je. À Londres?

-- À Brighton, d'abord, pour qu'il puisse vous présenter au Prince de Galles. Le lendemain, à Londres, où vous serez en présence de ces grands personnages, où vous devrez apprendre à regarder de haut ces pauvres gens, ces simples créatures aux moeurs d'autrefois, votre père et votre mère.

Je la serrai dans mes bras pour la consoler, mais elle pleurait si fort que malgré l'amour-propre et l'énergie de mes dix-sept ans, et comme nous n'avons pas le tour qu'ont les femmes pour pleurer sans bruit, je pleurais avec des sanglots si bruyants que notre chagrin finit par faire place aux rires.

-- Charles serait flatté s'il voyait quel accueil gracieux nous faisons à sa bonté, dit-elle. Calmez-vous, Roddy. Sans cela, vous allez certainement le réveiller.

-- Je ne partirai pas, si cela doit vous faire de la peine, dis- je.

-- Non, mon cher enfant, il faut que vous partiez, car il peut se faire que ce soit là votre unique et plus grande chance dans la vie. Et puis songez combien cela nous rendra fiers d'entendre votre nom mentionné parmi ceux des puissants amis de Charles. Mais, vous allez me promettre de ne point jouer, Roddy. Vous avez entendu raconter, ce soir, à quelles suites terribles cela peut conduire.

-- Je vous le promets, ma mère.

-- Et vous vous tiendrez en garde contre le vin, Roddy? Vous êtes jeune et vous n'en avez pas l'habitude.

-- Oui, ma mère.

-- Et aussi contre les actrices, Roddy? Et puis, vous n'ôterez point votre flanelle avant le mois de juin. C'est pour l'avoir fait que ce jeune Mr Overton est mort. Veillez à votre toilette, Roddy, de manière à faire honneur à votre oncle, car c'est une des choses qui ont le plus contribué à sa réputation. Vous n'aurez qu’à vous conformer à ses conseils. Mais, s'il se présente des moments où vous ne soyez pas en rapport avec de grands personnages, vous pourrez achever d'user vos habits de campagne, car votre habit marron est tout neuf pour ainsi dire. Pour votre habit bleu, il ferait votre été repassé et rebordé. J'ai sorti vos habits du dimanche avec le gilet de nankin, puisque vous devez voir le prince demain. Vous porterez vos bas de soie marron avec les souliers à boucles. Faites bien attention en marchant dans les rues de Londres, car on me dit que les voilures de louage sont en nombre infini. Pliez vos habits avant de vous coucher, Roddy, et n'oubliez pas vos prières du soir, oh! mon cher garçon, car l'époque des tentations approche et je ne serai plus auprès de vous pour vous encourager.

Ce fut ainsi que ma mère, me tenant enlacé dans ses bras bien doux et bien chauds, me pourvut de conseils en vue de ce monde-ci et de l'autre, afin de me préparer à l'importante épreuve qui m'attendait.

Mon oncle ne parut pas le lendemain au déjeuner, mais Ambroise lui prépara une tasse de chocolat bien mousseux et la lui porta dans sa chambre.

Lorsqu'il descendit enfin, vers midi, il était si beau avec sa chevelure frisée, ses dents bien blanches, son monocle à effet bizarre, ses manchettes blanches comme la neige, et ses yeux rieurs, que je ne pouvais détacher de lui mes regards.

-- Eh bien! mon neveu, s'écria-t-il, que dites-vous de la perspective de venir à la ville avec moi?

-- Je vous remercie, monsieur, dis-je, de la bienveillance et de l'intérêt que vous me témoignez.

-- Mais il faut que vous me fassiez honneur. Mon neveu doit être des plus distingués pour être en harmonie avec tout ce qui m'entoure.

-- C'est une bûche du meilleur bois, vous verrez, monsieur, dit mon père.

-- Nous commencerons par en faire une bûche polie et alors, nous n'en aurons pas fini avec lui. Mon cher neveu, vous devez constamment viser à être dans le bon ton. Ce n'est pas une affaire de richesse, vous m'entendez. La richesse à elle seule ne suffit point. Price le Doré a quarante mille livres de rente, mais il s'habille d'une façon déplorable, et je vous assure qu'en le voyant arriver, l'autre jour, dans Saint-James Street, sa tournure me choqua si fort que je fus obligé d'entrer chez Vernet pour prendre un brandy à l'orange. Non, c'est une affaire de goût naturel, à quoi l'on arrive en suivant l'exemple et les avis de gens plus expérimentés que vous.

-- Je crains, Charles, dit ma mère, que la garde-robe de Roddy ne soit d'un campagnard.

-- Nous aurons bientôt pourvu à cela, dès que nous serons arrivés à la ville. Nous verrons ce que Stultz et Weston sont capables de faire pour lui, répondit mon oncle. Nous le tiendrons à l'écart jusqu'à ce qu'il ait quelques habits à mettre.

Cette façon de traiter mes meilleurs habits du dimanche amena de la rougeur aux joues de ma mère, mais mon oncle s'en aperçut à l'instant, car il avait le coup d'oeil le plus prompt à remarquer les moindres bagatelles.

-- Ces habits sont très convenables, à Friar's Oak, ma soeur Mary, dit-il. Néanmoins, vous devez comprendre qu'au Mail, ils pourraient avoir l'air rococo. Si vous le laissez entre mes mains, je me charge de régler l'affaire.

Jim Harrison, boxeur Page 21

Arthur Conan Doyle

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