Chacun son goût, mais avec une fenêtre chez Brooks le jour et un coin confortable à la table de Macao chez Wattier tous les besoins de mon esprit et de mon corps sont satisfaits. Vous avez entendu conter comment j'ai plumé Montague le brasseur?

-- Je n'étais pas à la ville.

-- Je lui ai gagné huit mille livres en une séance: «Désormais, monsieur le brasseur, lui dis-je, je boirai de votre bière.» «Toute la canaille de Londres en boit», m'a-t-il répondu. C'était une impolitesse monstrueuse, mais il y a des gens qui ne savent pas perdre avec grâce. Allons, je pars. Je vais payer à ce juif de King quelques petits intérêts. Est-ce que vous allez de ce côté? Alors, bonjour. Je vous verrai ainsi que votre jeune ami, au club ou au Mail, sans doute?

Et il s'en alla à petits pas à ses affaires.

-- Ce jeune homme est destiné à prendre ma place, dit gravement mon oncle après le départ de Brummel. Il est très jeune, il n'a pas d'ancêtres et il s'est frayé la route par son aplomb imperturbable, son goût naturel et l'extravagance de son langage. Il n'a pas son pareil pour être impertinent avec la plus parfaite politesse. Avec son demi-sourire, sa façon de remonter les sourcils, il se fera tirer une balle dans le corps, un de ces matins. Déjà on cite son opinion dans les clubs en concurrence avec la mienne. Bah! chaque homme a son jour et quand je serai convaincu que le mien est fini, Saint-James street ne me reverra plus, car il n'est pas dans ma nature d'accepter le second rang après n'importe qui. Mais maintenant, mon neveu, avec cet habillement marron et bleu vous pourrez pénétrer partout. Donc, si vous le voulez bien, vous allez prendre place dans mon vis-à-vis et je vous montrerai quelque peu la ville. Comment décrire tout ce que nous vîmes, tout ce que nous fîmes dans cette charmante journée de printemps?

Pour moi, il me semblait que j'étais transporté dans un monde féerique et mon oncle m'apparaissait comme un bienveillant magicien en habit à large col et à longues basques qui m'en faisait les honneurs.

Il me montra les rues du West-End, avec leurs belles voitures, leurs dames aux toilettes de couleurs gaies, les hommes en habit de couleur sombre, tout ce monde se croisant, allant, venant d'un pas pressé, se croisant encore comme des fourmis dont vous auriez bouleversé le nid d'un coup de canne.

Jamais mon imagination n'aurait pu concevoir ces rangées infinies de maisons et ce flot incessant de vies qui roulait entre elles.

Puis, nous descendîmes par le Strand où la cohue était plus dense encore. Nous franchîmes enfin Temple Bar, pénétrant ainsi dans la Cité, bien que mon oncle me priât de n'en parler à personne: il ne tenait pas à ce que cela fût su dans le public.

Là je vis la Bourse et la Banque et le café Lloyd avec ses négociants en habits bruns, aux figures âpres, les employés toujours pressés, les énormes chevaux et les voituriers actifs.

C'était un monde bien différent de celui que nous avions quitté, celui du West-End, le monde de l'énergie et de la force, où le désoeuvré et l'inutile n'eussent pas trouvé place.

Malgré mon jeune âge, je compris que la puissance de la Grande- Bretagne était là, dans cette forêt de navires marchands, dans les ballots que l'on montait par les fenêtres des magasins, dans ces chariots chargés qui grondaient sur les pavés de galets. C'était là, dans la cité de Londres, que se trouvait la racine principale qui avait donné naissance à l'Empire, à sa fortune au magnifique épanouissement.

La mode peut changer, ainsi que le langage et les moeurs, mais l'esprit d'entreprise que recèle cet espace d'un mille ou deux en carré ne saurait changer, car s'il se flétrit, tout ce qui en est issu est condamné à se flétrir également.

Nous lunchâmes chez Stephen, l'auberge à la mode, dans Bond Street, où je vis une file de tilburys et de chevaux de selle qui s'allongeait depuis la porte jusqu'au bout de la rue.

De là nous allâmes au Mail, dans le parc de Saint-James, puis chez Brookes où était le grand club whig, et enfin on retourna chez Wattier où se donnaient rendez-vous pour jouer les gens à la mode.

Partout, je vis les mêmes types d'hommes à tournures raides, aux petits gilets.

Tous témoignaient la plus grande déférence à mon oncle et, pour lui être agréable, m'accueillaient avec une bienveillante tolérance.

Les propos étaient toujours dans le genre de ceux que j'avais déjà entendus au Pavillon. On s'entretenait de politique, de la santé du roi. On causait de l'extravagance du Prince, de la guerre, qui paraissait prête à éclater de nouveau, des courses de chevaux et du ring.

Je m'aperçus ainsi que l'excentricité était là aussi à la mode, comme me l'avait dit mon oncle, et si les continentaux nous regardent encore aujourd'hui comme une nation de toqués, c'est sans doute une tradition qui remonte à l'époque où les seuls voyageurs qu'il leur arrivât de voir appartenaient à la classe avec laquelle je me trouvais alors en contact.

C'était un âge d'héroïsme et de folie.

D'une part, les menaces incessantes de Bonaparte avaient appelé au premier plan des hommes de guerre, des marins, des hommes d'État tels que Pitt, Nelson, et plus tard Wellington.

Nous étions grands par les armes et nous n'allions guère tarder à l'être dans les lettres, car Scott et Byron furent dans leur temps les plus grandes puissances de l'Europe.

D'autre part, un grain de folie réelle ou simulée était un passeport qui vous ouvrait les portes fermées devant la sagesse ou la vertu.

L'homme qui était capable d'entrer dans un salon en marchant sur les mains, l'homme qui s'était limé les dents afin de siffler comme un cocher, l'homme qui pensait toujours à haute voix de façon à tenir toujours ses hôtes dans un frisson d'appréhension, tels étaient les gens qui arrivaient sans peine à se placer au premier plan de la société de Londres.

Et il n'était pas possible de tracer une distinction entre l'héroïsme et la folie, car bien peu de gens étaient capables d'échapper entièrement à la contagion de l'époque.

En un temps où le Premier était un grand buveur, le leader de l'opposition un débauché, où le prince de Galles réunissait ces attributs, on aurait eu grand peine à trouver un homme dont le caractère fût également irréprochable en public et dans sa vie privée.

En même temps, cette époque-là, avec tous ses vices, était une époque d'énergie et vous serez heureux si dans la vôtre le pays produit des hommes tels que Pitt, Fox, Nelson, Scott et Wellington.

Ce soir-là, comme j'étais chez Wattier, auprès de mon oncle, sur un de ces sièges capitonnés de velours rouge, l’on me montra un de ces types singuliers dont la renommée et les excentricités ne sont point encore oubliées du monde contemporain.

La longue salle, avec ses nombreuses colonnes, ses miroirs et ses lustres, était bondée de ces citadins au sang vif, à la voix bruyante, tous en toilette du soir de couleur sombre, en bas blancs, en devants de chemise de batiste et leurs petits chapeaux à ressort sous le bras.

-- Ce vieux gentleman à figure couperosée, aux jambes grêles, me dit mon oncle, c'est le marquis de Queensberry.

Jim Harrison, boxeur Page 33

Arthur Conan Doyle

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