C'est ainsi que causaient ces personnages singuliers.

Pour moi, en les regardant tour à tour, je ne pouvais m'imaginer pourquoi ils n'éclataient pas de rire au nez l'un de l'autre.

Bien loin de là, leur conversation était fort grave et semée d'un nombre infini de petites révérences. À chaque instant, ils ouvraient et fermaient leurs tabatières, déployaient des mouchoirs brodés. Un véritable rassemblement s'était formé autour d'eux et je m'aperçus fort bien que cette conversation avait été considérée comme un match entre les deux hommes que l'on regardait comme des arbitres se disputant l'empire de la mode.

Le marquis de Queensberry y mit fin en passant son bras sous celui de Brummel et l'emmenant, pendant que mon oncle faisait saillir son devant de chemise en batiste à dentelles et agitait ses manchettes, comme s'il était satisfait de la figure qu'il avait faite dans la partie.

Quarante-sept ans se sont écoulés, depuis que j'écoutais ce cercle de dandys; et maintenant où sont leurs petits chapeaux, leurs gilets mirobolants et leurs bottes, devant lesquelles on eût pu faire son noeud de cravate.

Ils menaient d'étranges existences ces gens-là, et ils moururent d'étrange façon, quelques-uns de leurs propres mains, d'autres dans la misère, d'autres dans la prison pour dettes, et d'autres enfin, comme ce fut le cas pour le plus brillant d'entre eux, à l'étranger, dans une maison de fous.

-- Voici le salon de jeu, Rodney, dit mon oncle quand nous passâmes par une porte ouverte qui se trouvait sur notre trajet.

J'y jetai un coup d'oeil et je vis une rangée de petites tables couvertes de serge verte, autour desquelles étaient assis de petits groupes.

À un bout, il y avait une table plus longue d'où partait un murmure continuel de voix.

-- Vous pouvez perdre tout ce que vous voudrez ici, dit mon oncle, à moins que vous n'ayez des nerfs et du sang-froid. Ah! Sir Lothian, j'espère que la chance est de votre côté? Un homme de haute taille, mince, à figure dure et sévère, s'était avancé de quelques pas hors de la pièce.

Sous ses sourcils touffus, pétillaient deux yeux, vifs, gris, fureteurs.

Ses traits grossiers étaient profondément creusés aux joues et aux tempes comme du silex rongé par l'eau.

Il était entièrement vêtu de noir et je remarquai qu'il avait un balancement des épaules comme s'il avait bu.

-- Perdu comme un démon, dit-il d'un ton saccadé.

-- Aux dés?

-- Non, au whist.

-- Vous n'avez pas dû être fortement atteint à ce jeu-là?

-- Ah! vous croyez, dit-il d'une voix grognonne, en jouant cent livres la levée et mille le point, et perdant cinq heures de suite. Eh bien! Qu'est-ce que vous dites de cela?

Mon oncle fut évidemment frappé de l'air hagard qu'avait la physionomie de l'autre homme.

-- J'espère que vous n'en êtes pas trop mal en point.

-- Assez mal. Je n'aime pas trop à parler de cela. À propos, Tregellis, avez-vous trouvé déjà votre homme pour cette lutte?

-- Non. -- Il me semble que vous lanternez depuis bien longtemps. Vous savez, on joue ou l'on paie. Je demanderai le forfait si vous n'en venez pas au fait.

-- Si vous fixez une date, j'amènerai mon homme, Sir Lothian, dit mon oncle avec froideur.

-- Mettons quatre semaines à partir d'aujourd'hui, si cela vous convient.

-- Parfaitement, le 18 mai.

-- J'espère que d'ici ce jour-là, j'aurai changé de nom.

-- Comment cela? demanda mon oncle étonné.

-- Il se pourrait fort bien que je devienne Lord Avon.

-- Quoi! Est-ce que vous auriez des nouvelles? demanda mon oncle d'une voix où je remarquai un tremblement.

-- J'ai envoyé mon agent à Montevideo. Il croit avoir la preuve que Lord Avon y est mort. En tout cas, il est absurde de supposer que parce qu'un assassin se dérobe à la justice...

-- Je ne vous permets pas d'employer ce terme-là, Sir Lothian, dit mon oncle d'un ton sec.

-- Vous étiez là aussi bien que moi: Vous savez qu'il était le meurtrier.

-- Je vous répète que vous ne le direz pas.

Les petits yeux gris et méchants de sir Lothian durent s'abaisser devant la colère impérieuse qui brillait dans ceux de mon oncle.

-- Eh bien! Même en laissant cela de côté, il est monstrueux que le titre et les domaines restent ainsi en suspens pour toujours. Je suis l'héritier, Tregellis, et j'entends faire valoir mes droits.

-- Je suis, et vous le savez bien, l'ami intime de Lord Avon, dit mon oncle avec raideur. Sa disparition n'a en rien diminué mon affection pour lui et tant que son sort n'aura pas été établi d'une manière certaine, je ferai tout mon possible pour que ses droits à lui soient également respectés.

-- Ses droits, c'est de tomber au bout d'une longue corde et d'avoir l'échiné brisée, répondit sir Lothian.

Et alors, changeant subitement de manières, il posa la main sur la manche de mon oncle:

-- Allons, allons, Tregellis! J'étais son ami autant que vous, dit-il. Nous ne pouvons rien changer aux faits et il est un peu tard, aujourd'hui, pour nous chamailler à ce propos. Votre invitation reste fixée à vendredi soir?

-- Certainement.

-- J'amènerai avec moi Wilson le Crabe et nous arrangerons définitivement les conditions de notre petit pari.

-- Très bien, sir Lothian. J'espère vous voir.

Ils se saluèrent. Mon oncle s'arrêta un instant à le suivre des yeux pendant qu'il se mêlait à la foule.

-- Bon sportsman, mon neveu, dit-il, hardi cavalier, le meilleur tireur au pistolet de toute l'Angleterre, mais... homme dangereux.

X -- LES HOMMES DU RING

Ce fut à la fin de ma première semaine passée à Londres, que mon oncle donna un souper à la Fantaisie, comme c'était l'habitude des gentlemen de cette époque, qui voulaient faire figure dans ce public comme Corinthiens et patrons de sport.

Il avait invité non seulement les principaux champions de l'époque, mais encore les personnages à la mode qui s'intéressaient le plus au ring: Mr Flechter Reid, lord Say and Sele, sir Lothian Hume, sir John Lade, le colonel Montgomery, sir Thomas Apreece, l'honorable Berkeley Craven, et bien d'autres.

Le bruit s'était déjà répandu dans les clubs que le prince serait présent et l'on recherchait avec ardeur les invitations.

La Voiture et les Chevaux était une maison bien connue des gens de sport.

Elle avait pour propriétaire un ancien professionnel, pugiliste de valeur.

L'aménagement en était primitif autant qu'il le fallait pour satisfaire le bohémien le plus accompli.

Une des modes les plus curieuses, qui aient disparu maintenant, voulait que les gens, blasés sur le luxe et la haute vie, eussent l'air de trouver un plaisir piquant à descendre jusqu'aux degrés les plus bas de l'échelle sociale.

Aussi, les maisons de nuit et les tapis francs de Covent-Garden et de Haymarket réunissaient-ils souvent sous leurs voûtes enfumées une illustre compagnie.

C'était pour ces gens-là un changement que de tourner le dos à la cuisine de Weltjie ou d'Ude, au chambertin du vieux Q... pour aller dîner dans une maison où se réunissaient des commissionnaires pour y manger une tranche de boeuf et la faire descendre au moyen d'une pinte d'ale bue à la cruche d'étain.

Jim Harrison, boxeur Page 35

Arthur Conan Doyle

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