Je vous en avertis dès maintenant, voyez-vous, parce que si je dois me charger de vous...
-- Vous charger de moi?
-- Oui, dit mon oncle, Belcher a consenti à vous entraîner pour la prochaine lutte, si vous consentiez à l’accepter.
-- Certainement, et je vous en suis très reconnaissant, dit Jim avec empressement; à moins que mon oncle ne veuille bien m'entraîner, il n'y a personne que je choisisse plus volontiers.
-- Non, Jim, je resterai avec vous quelques jours, mais Belcher en sait bien plus long que moi en fait d'entraînement. Où se logera- t-on?
-- Je pensais que si nous choisissions l'hôtel Georges à Crawley, ce serait plus commode pour vous. Puis, si nous avions le choix de l'emplacement, nous prendrions la dune de Crawley, car, en dehors de Molesey Hurst, ou peut-être du creux de Smitham, il n'y a guère d'endroit plus convenable pour un combat. Êtes-vous de cet avis?
-- J'y adhère de tout mon coeur, dit Jim.
-- Alors, vous m'appartenez à partir de cette heure, voyez-vous, dit Belcher. Vous mangerez ce que je mangerai, vous boirez ce que je boirai, vous dormirez comme moi, et vous aurez à faire tout ce qu'on vous dira de faire. Nous n'avons pas une heure à perdre, car Wilson est au demi entraînement depuis le mois dernier. Vous avez vu ce soir son verre vide.
-- Jim est prêt au combat, comme il ne le sera jamais plus en sa vie, dit Harrison, mais nous irons tous deux à Crawley demain. Ainsi donc, bonsoir, Sir Charles.
-- Bonne nuit, Roddy, dit Jim, vous viendrez à Crawley me voir dans mon lieu d'entraînement, n'est-ce pas?
Je lui promis avec empressement que je viendrais.
-- Il faut être plus attentif, mon neveu, dit mon oncle pendant que nous roulions vers la maison dans son vis-à-vis modèle. En première jeunesse, on est quelque peu porté à se laisser diriger par son coeur, plus que par sa raison. Jim Harrison me paraît un jeune homme des plus convenables, mais après tout il est apprenti forgeron et candidat au prix du ring. Il y a un large fossé entre sa position et celle d'un de mes proches parents et vous devez lui faire sentir que vous êtes son supérieur.
-- Il est le plus ancien et le plus cher ami que j'aie au monde, monsieur. Nous avons passé notre jeunesse ensemble et nous n'avons jamais eu de secret l'un pour l'autre. Quant à lui montrer que je suis son supérieur, je ne sais trop comment je pourrais faire, car je vois bien qu'il est le mien. -- Hum! dit sèchement mon oncle.
Et ce fut la dernière parole qu'il m'adressa ce soir-là.
XII -- LE CAFÉ FLADONG
Le petit Jim se rendit donc au Georges à Crawley pour se remettre aux soins de Jem Belcher et du champion Harrison et s'entraîner en vue de sa grande lutte avec Wilson le Crabe, de Gloucester.
Pendant ce temps, on racontait dans tous les clubs, dans tous les salons de bars comment il avait paru, à un souper de Corinthiens et battu en quatre rounds le formidable Joe Berks.
Je me rappelai cet après-midi de Friar's Oak où Jim m'avait dit qu'il se ferait un nom, et son projet s'était réalisé plutôt qu'il ne s'y était attendu, car, quelque part qu'on allât, on était certain de ne point parler autre chose que du match entre Sir Lothian Hume et Sir Charles Tregellis et des qualités des deux combattants probables.
Les paris en faveur de Wilson haussaient régulièrement, car il avait à son avoir bon nombre de combats officiels et Jim n'avait qu'une victoire.
Les connaisseurs, qui avaient vu s'exercer Wilson, étaient d'avis que la singulière tactique défensive qui lui avait valu son surnom, était très propre à déconcerter son antagoniste.
Pour la taille, la force, et la réputation d'endurance, on eût eu peine à décider entre eux, mais Wilson avait été soumis à des épreuves plus rigoureuses.
Ce fut seulement quelques jours avant la bataille, que mon père fit la visite à Londres qu'il avait promise.
Le marin ne se plaisait point dans les cités. Il trouvait plus de charme à se promener sur les dunes, à diriger sa lunette sur la moindre voile de hune qui se montrait à l'horizon qu'à s'orienter dans les rues encombrées par la foule.
Il se plaignait de ne pouvoir diriger sa marche d'après celle du soleil et trouvait qu'on était à chaque instant arrêté dans ses calculs.
Il y avait dans l'air des bruits de guerre et il devait utiliser son influence auprès de Lord Nelson dans le cas où un emploi se présenterait pour lui ou pour moi.
Mon oncle venait de se mettre en route, vêtu, comme c'était son habitude le soir, de son grand habit vert de cheval, aux boutons d'argent, chaussé de ses bottes en cuir de Cordoue, coiffé de son chapeau rond, pour se montrer au Mail, sur son petit cheval à queue coupée court.
J'étais resté à la maison, car j'avais déjà reconnu, à part moi, que je n'avais aucune vocation pour la vie fashionable.
Ces hommes-là, avec leurs petits gilets, leurs gestes, leurs façons dépourvues de naturel, m'étaient devenus insupportables et mon oncle, lui-même, avec ses airs de froideur et de protection, m'inspirait des sentiments fort mêlés.
Mes pensées se reportaient vers le Sussex.
Je rêvais de la vie cordiale et simple qu'on mène à la campagne, quand tout à coup, on frappa à la porte et j'entendis une voix familière, puis j'aperçus sur le seuil une figure souriante, au teint hâlé, aux paupières ridées, aux yeux bleu clair.
-- Eh bien! Roddy, s'écria-t-il, comme vous voilà grand personnage! Mais j'aimerais mieux vous voir avec l'uniforme bleu du roi sur le dos, qu'avec toutes ces cravates et toutes ces manchettes.
-- Et je ne demanderais pas mieux, moi aussi, père.
-- Cela me réchauffe le coeur de vous entendre parler ainsi. Lord Nelson m'a promis de vous trouver une cabine. Demain nous nous mettrons à sa recherche et nous lui rafraîchirons la mémoire. Mais où est votre oncle?
-- Il fait sa promenade à cheval au Mail.
Une expression de soulagement passa sur l'honnête figure de mon père, car il ne se sentait jamais complètement à son aise en compagnie de son beau-frère.
-- Je suis allé à l'Amirauté et je compte avoir un navire quand la guerre éclatera. En tout cas, cela ne tardera pas bien longtemps. Lord Saint-Vincent me l'a dit de sa propre bouche. Mais je suis attendu chez Fladong, Roddy. Si vous voulez venir y souper avec moi, vous y verrez quelques-uns de mes camarades de là Méditerranée.
Quand on se rappelle que, dans la dernière année de la guerre, nous avions cinquante mille marins et soldats de marine embarqués, que commandaient quatre mille officiers, quand on songe que la moitié de ce nombre avait été licencié, quand le traité de paix d'Amiens mit leurs navires à l'ancre dans Hamoaze ou dons la baie de Portsmouth, on comprendra sans peine que Londres, aussi bien que les ports de mer, étaient pleins de gens de mer.
On ne pouvait circuler dans les rues, sans rencontrer de ces hommes à figures de bohémiens, aux yeux vifs, dont la simplicité de costume dénonçait la maigreur de la bourse, tout comme leur air distrait témoignait combien leur pesait une vie d'inaction forcée, si contraire à leurs habitudes.