Ils avaient l'air complètement dépaysés, dans les rues sombres aux maisons de briques, comme les mouettes qui, chassées au loin par le mauvais temps, se montrent dans les comtés du centre.
Cependant, pendant que les tribunaux de prises s'attardaient dans leurs opérations et tant qu'il y avait une chance d'obtenir un emploi en montrant à l'Amirauté leurs figures hâlées, ils continuaient à aller par Whitehall avec leur allure de marins arpentant le pont, à se réunir le soir pour discuter sur les événements de la dernière guerre où les chances de la guerre prochaine, au café Fladong, dans Oxford Street, qui était réservé aux marins aussi exclusivement que celui de Slaughter l'était à l'armée et celui d'Ibbetson à l'église d'Angleterre.
Je ne fus donc pas surpris de voir la vaste pièce, où nous soupions, pleine de marins, mais je me rappelle que ce qui me causa quelque étonnement, ce fut de voir tous ces gens de mer, qui, bien qu'ils eussent servi dans les situations les plus diverses, dans toutes les régions du globe, de la Baltique aux Indes Orientales, étaient tous coulés dans un moule unique, qui les rendait encore plus semblables entre eux qu'on ne l'est ordinairement entre frères.
Les règles du service exigeaient qu'on fût constamment rasé de près, que chaque tête fût poudrée, que sur chaque nuque tombât la petite queue de cheveux naturels attachés par un ruban de soie noire.
Les morsures du vent et les chaleurs tropicales avaient réuni leur influence pour leur donner un teint foncé, en même temps que l'habitude du commandement et la menace de dangers toujours prêts à reparaître avaient imprimé sur tous le même caractère d'autorité et de vivacité.
Il y avait parmi eux quelques faces joviales, mais les vieux officiers avaient des figures sillonnées de rides profondes et des nez imposants qui faisaient, à la plupart d'entre eux, une figure d'ascètes austères et durcis par les intempéries comme ceux du désert.
Les veilles solitaires, une discipline qui interdisait toute camaraderie, avaient laissé leurs marques sur ces figures de Peaux-Rouges.
Pour ma part, j'étais si occupé à les examiner, que je touchai à peine à mon souper. Malgré ma grande jeunesse, je savais que, s'il restait quelque liberté en Europe, nous la devions à ces hommes, et je croyais lire sur leurs traits farouches et durs le résumé de ces dix années de luttes qui avaient fini par faire disparaître de la mer le pavillon tricolore.
Lorsque nous eûmes fini de souper, mon père me conduisit dans la grande salle du café où étaient réunis une centaine d'autres officiers de marine qui buvaient du vin, fumaient leurs longues pipes de terre en faisant une fumée aussi épaisse que celle qui règne sur le pont supérieur quand on combat bord à bord.
Comme nous entrions, nous nous trouvâmes face-à-face avec un officier d'un certain âge qui allait sortir.
C'était un homme aux grands yeux intelligents, à figure pleine et placide, une de ces figures que l'on attribuerait à un philosophe, à un philanthrope, plutôt qu'à un marin guerrier. -- Voici Cuddie Collingwood, dit tout bas mon père.
-- Hello, lieutenant Stone! dit d'un ton très cordial le fameux amiral. Je vous ai à peine entrevu, depuis que vous vîntes à bord de l’Excellent après Saint-Vincent. Vous avez eu la chance de vous trouver aussi sur le Nil, à ce qu'on m'a dit?
-- J'étais troisième sur le Thésée, sous Millar, monsieur.
-- J'ai failli mourir de chagrin de ne m'y être point trouvé. J'ai eu bien de la peine à m'en remettre Quand on pense à cette brillante expédition!... Et dire que j'étais chargé de faire la chasse à des bateaux de légumes, aux misérables bateaux chargés de choux, à San Lucar.
-- Votre tâche valait mieux que la mienne, Sir Cuthbert, dit une voix derrière nous, celle d'un gros homme en uniforme de capitaine de poste qui fit un pas en avant pour se mettre dans notre cercle.
Sa figure de mâtin était agitée par l'émotion et, en parlant, il hochait piteusement la tête.
-- Oui, oui, Troubridge, je sais comprendre les sentiments et y compatir.
-- J'ai passé cette nuit-là dans le tourment, Collingwood, et elle a laissé ses traces sur moi, des traces qui dureront jusqu'à ce qu'on me lance par-dessus le bord dans un cercueil de toile à voile. Dire que j'avais mon beau Culloden échoué sur un banc de sable, trop loin pour tirer un coup de canon. Entendre et voir la bataille pendant toute la nuit, sans pouvoir tirer une seule bordée, sans même ôter le tampon d'un seul canon! Deux fois, j'ai ouvert ma boîte à pistolets pour me faire sauter la cervelle, et deux fois j'ai été retenu par la pensée que Nelson pourrait encore peut-être m’employer.
Collingwood serra la main du malheureux capitaine.
-- L'amiral Nelson n'a pas été longtemps sans vous trouver un emploi utile, Troubridge. Nous avons tous entendu parler de votre siège de Capoue et conter comment vous avez mis en position vos canons, sans tranchées ni parallèles, et tiré à bout portant par les embrasures.
La mélancolie disparut de la large face du gros marin et son rire sonore remplit la salle.
-- Je ne suis pas assez malin ou assez patient pour leurs façons en zigzag, dit-il. Nous nous sommes placés bord à bord et nous avons foncé sur leurs sabords jusqu'à ce qu'ils aient amené pavillon. Mais vous, Sir Cuthbert, où avez-vous été?
-- Avec ma femme et mes deux fillettes, à Morpeth, là-haut dans le Nord. Je ne les ai vues qu'une seule fois en dix ans et il peut se passer dix autres années, je n'en sais rien, avant que je les revoie. J'ai fait là-bas de bonne besogne pour la flotte.
-- Je croyais, monsieur, que c'était dans l'intérieur, dit mon père.
-- C'est en effet dans l'intérieur, dit-il, mais j'y ai fait néanmoins de bonne besogne pour la flotte. Dites-moi un peu ce qu'il y a dans ce sac.
Collingwood tira de sa poche un petit sac noir et l'agita.
-- Des balles, dit Troubridge. -- C'est quelque chose de plus nécessaire encore à un marin, dit l'amiral; et retournant le sac, il fit tomber quelques grains dans le creux de la main.
«Je l'emporte dans mes promenades à travers champs et partout où je trouve un endroit de bonne terre, j'enfonce un grain profondément avec le bout de ma canne. Mes chênes combattront ces gredins sur l'eau quand je serai déjà oublié. Savez-vous combien il faut de chênes pour construire un vaisseau de quatre vingt canons?
Mon père secoua la tête.
-- Deux mille, pas un de moins. Chaque navire à deux ponts qui amène le drapeau blanc, coûte à l'Angleterre tout un bois. Comment nos petits-fils arriveront-ils à battre les Français si nous ne leur préparons pas de quoi construire leurs vaisseaux?
Il remit son petit sac dans sa poche, puis, prenant le bras de Troubridge, il franchit la porte avec lui.
-- Voici un homme dont la vie pourrait vous aider à régler la vôtre, dit mon père, comme nous nous installions à une table libre. C'est toujours le même gentleman paisible, toujours préoccupé du bien-être de son équipage et chérissant, dans le fond de son coeur, sa femme et ses enfants qu'il a vus si rarement.