On dit dans la flotte que jamais il n'a laissé échapper un juron, Rodney, et pourtant, je ne sais comment il a pu faire, quand il était premier lieutenant, avec un équipage de débutants. Mais tout le monde aime Cuddie, car on sait que c'est un ange au combat. Comment allez-vous, capitaine Foley? Mes respects, Sir Edward. Eh bien! il n'y aurait qu'à exercer l'enrôlement forcé dans la compagnie présente pour faire à une corvette un équipage d'officiers à pavillon.
«Il y a ici, Rodney, reprit mon père, en jetant les yeux autour de lui, plus d'un homme dont le nom n'ira jamais plus loin que le livre de loch de son navire et qui, dans sa sphère, ne s'est pas montré moins digne qu'un amiral d'être cité en exemple. Nous les connaissons et nous parlons d'eux, bien qu'on n'ait jamais braillé leurs noms dans les rues de Londres. Il y a autant de science de la mer et de talent à se débrouiller dans la conduite d'un cutter que dans celle d'un vaisseau de ligne, lorsqu'il s'agit de combattre, bien que cela ne doive pas vous rapporter un titre ni les remerciements du Parlement. Voici par exemple Hamilton, cet homme à l'air calme, à la figure pale, adossé à la colonne. C'est lui qui, avec six bateaux à rames, a coupé la retraite à la frégate l’Hermione sous la gueule de deux cents canons de côte dans le port de Puerto Caballo. C'est lui qui a attaqué douze canonnières espagnoles avec son seul petit brick et a forcé quatre d'entre elles à se rendre. Voici Walker, du Cutter la Rose, qui a attaqué trois navires corsaires français avec des équipages de cent cinquante-six hommes. Il en a coulé un, capturé un autre et forcé le troisième a la fuite. Comment allez-vous, capitaine Bail? J'espère que vous vous portez bien?
Deux ou trois officiers qui connaissaient mon père et qui étaient assis aux environs, rapprochèrent leurs chaises, et il se forma bientôt un petit cercle où tout le monde parlait à très haute voix et discutait sur les choses de la mer. On brandissait de longues pipes de terre à bout de tuyau rouge.
On les dirigeait vers les interlocuteurs en causant.
Mon père me chuchota à l'oreille que mon voisin était le capitaine Foley, du Goliath, qui marchait en tête à la bataille du Nil, que cet autre grand mince, roux foncé, assis en face, était Lord Cochrane, le plus hardi capitaine de frégate qu'il y eût dans la marine. Même à Friar's Oak, on nous avait dit comment, sur son petit vaisseau le Rapide armé de quatorze petits canons, monté par cinquante-quatre hommes, il avait pris à l'abordage la frégate espagnole Gamo, montée par trois cents hommes d'équipage.
Il était aisé à voir que c'était un homme vif, irascible, emporté, car il parlait de ses griefs d'un ton de colère qui rougissait ses joues piquées de taches de rousseur.
-- Nous ne ferons rien de bon sur l'Océan, tant que nous n'aurons pas pendu les entrepreneurs des chantiers de la marine. Je voudrais avoir un cadavre d'entrepreneur comme figure de poupe à chaque navire de première classe de la flotte, et à chaque frégate, il y aurait un fournisseur d'approvisionnements. Je les connais bien avec leurs pièces à la glu, leurs rivets du diable. Ils risquent cinq cents existences pour économiser quelques livres de cuivre. Qu'est-il advenu de la Chance? Et de l’Oreste et du Martin? Ils ont coulé en pleine mer et nous n'en avons jamais reçu de nouvelles. Je puis donc dire que leurs équipages ont été massacrés.
Il parait que Lord Cochrane exprimait l'opinion de tous, car un murmure d'approbation, mêlé de jurons lancés avec conviction par des marins au long cours, se fit entendre dans tout le cercle.
-- Ces coquins de l'autre côté de l'eau savent mieux s'y prendre, dit un capitaine borgne qui avait à la boutonnière le ruban bleu et blanc du combat de Saint-Vincent. C'est bel et bien sa tête que l’on risque à commettre de pareilles sottises. A-t-on jamais vu sortir de Toulon un vaisseau dans l'état où était ma frégate de trente-huit canons, au sortir de Plymouth, l'an dernier? Ses mâts avaient tant de jeu que d'un côté ses voiles étaient raides comme des barres de fer, tandis que de l'autre elles pendaient en festons. Le moindre sloop, qui ait jamais quitté un port de France, aurait pu la gagner de vitesse, et ensuite ce serait moi et non pas ce bousilleur de Devonport que l'on aurait fait comparaître devant une cour martiale. Ils aimaient à grogner ces vieux loups de mer, car à peine l'un d'eux avait-il fini d’exposer ses griefs, qu'un autre commençait les siens et y mettait encore plus d'aigreur.
-- Regardez nos voiles, dit le capitaine Foley, mettez ensemble à l'ancre un vaisseau français et un vaisseau anglais et dites ensuite à quelle nation est celui-ci ou celui-là.
-- Francinet a son mat de misaine et son grand mat de perroquet presque égaux, dit mon père.
-- Dans les anciens vaisseaux peut-être, mais combien y a-t-il de vaisseaux neufs qui sont établis sur le type français? Non, quand ils sont à l'ancre, il est impossible de les déterminer. Mais quand ils mettent à la voile, comment les distinguerez-vous?
-- Francinet a des voiles blanches, s'écrièrent plusieurs.
-- Et les nôtres sont noires de moisissure. Voilà la différence. Étonnez-vous ensuite qu'ils nous dépassent à la voile, quand le vent passe à travers les trous de notre toile.
-- Sur le Rapide, dit Cochrane, la toile était si mince, que quand je prenais mon observation, je relevais toujours mon méridien à travers le petit hunier et mon horizon à travers la voile de misaine.
Ces mots provoquèrent un éclat de rire général.
Ensuite tous repartirent, se soulageant enfin de ces longues bouderies, de ces souffrances supportées en silence qui s'étaient accumulées pendant de nombreuses années de service et que la discipline leur interdisait de révéler tant qu'ils avaient les pieds sur la dunette.
L'un parlait de sa poudre dont il fallait six livres pour lancer un boulet à mille yards, l'autre maudissait les tribunaux de l'Amirauté, où la prise entre comme un vaisseau bien gréé et en sort comme un schooner.
Le vieux capitaine parla de l'avancement subordonné aux intérêts parlementaires, qui avaient souvent mis dans une cabine de capitaine un freluquet dont la place aurait été dans la sainte barbe.
Puis ils revinrent à la difficulté de trouver des équipages pour leurs vaisseaux. Ils haussèrent la voix pour gémir en choeur.
-- À quoi bon construire de nouveaux vaisseaux, disait Foley, alors qu'avec une prime de cent livres vous n'arriverez pas à équiper ceux que vous avez?
Mais lord Cochrane voyait la question autrement.
-- Les hommes! monsieur, vous les auriez s'ils étaient bien traités. L'amiral Nelson trouve les hommes qu'il lui faut pour ses navires. Et de même l'amiral Collingwood. Pourquoi? Parce qu'il se préoccupe de ses hommes et dès lors ses hommes se souviennent de lui. Que les officiers et les hommes se respectent mutuellement et alors on n'aura aucune peine à maintenir l'effectif de l'équipage. Ce qui pourrit la marine, c'est cet infernal système qui consiste à faire passer les équipages d'un navire à l'autre, sans les officiers.