Mais moi, je n'ai jamais rencontré de difficulté et je crois pouvoir dire que, si demain je hissais mon pennon, je trouverais tous mes vieux du Rapide et j'aurais autant de volontaires que je voudrais en prendre.
-- C'est très bien, mylord, dit le vieux capitaine avec quelque chaleur. Quand les marins entendent dire que le Rapide a pris cinquante navires en treize mois, on peut être sûr qu'ils s'offriront volontiers pour servir sous son commandant. Un bon croiseur est toujours sûr de compléter facilement son équipage. Mais ce ne sont pas les croiseurs qui livrent les batailles pour la défense du pays et qui bloquent les ports de l'ennemi. Je dis que tout le bénéfice des prises devrait être réparti également entre la flotte entière, et tant qu'on n'aura pas établi cette règle, les hommes les plus capables iront toujours là où ils rendent le moins de services et où ils font les plus grands profits.
Ce discours produisit un choeur de protestations de la part des officiers de croiseurs et de véhémentes approbations de la part de ceux qui servaient à bord des vaisseaux de ligne.
Ces derniers paraissaient former la majorité dans le cercle qui s'était rassemblé.
À voir l'animation des figures et la colère qui brillait dans les regards il était évident que la question tenait fort à coeur à chacun des deux partis.
-- Ce que le croiseur obtient, s'écria un capitaine de frégate, le croiseur le gagne.
-- Entendez-vous par là, monsieur, dit le capitaine Foley, que les devoirs d'un officier à bord d’un croiseur exigent plus d'attention ou plus d'habileté professionnelle que ceux d'un officier chargé d'un blocus, qui a la côte à tribord toutes les fois que le vent tourne à l'ouest et qui a continuellement en vue les huniers de l'escadre ennemie?
-- Je ne prétends point à une habileté supérieure, monsieur.
-- Alors, pourquoi réclamez-vous une solde plus forte? Pouvez-vous nier qu'un marin devant le mât rend plus de services sur une frégate rapide qu'un lieutenant ne peut le faire sur un vaisseau de guerre? -- L'année dernière, pas plus tard, dit un officier à tournure de gentleman qui aurait pu être pris pour un petit maître à la ville, sans le teint cuivré qu'il devait à un soleil comme on n'en voit jamais à Londres, l'année dernière, j'ai ramené de la Méditerranée le vieil Océan qui flottait comme une barrique vide et ne rapportait absolument rien, comme chargement, que de la gloire. Dans le canal nous rencontrâmes la frégate La Minerve de l'Océan occidental qui plongeait jusqu'aux sabords et était prête à éclater sous un butin que l'on avait jugé trop précieux pour le confier aux équipages de prise. Il y avait des lingots d'argent jusqu'au long de ses vergues et près de son beaupré, de la vaisselle d'argent à la pomme de ses mâts. Mes marins auraient tiré sur elle, oui, ils auraient tiré, si on ne les avait pas retenus. Cela les enrageait de penser à tout ce qu'ils avaient fait dans le Sud, et de voir cette impudente frégate faire parade de son argent sous leurs yeux.
-- Je ne vois pas le bien fondé de leurs griefs, capitaine Bail, dit Cochrane.
-- Quand vous serez promu au commandement d'un navire à deux ponts, milord, il pourra bien se faire qu'il vous apparaisse plus clairement.
-- Vous parlez comme si un croiseur n'avait d'autre tâche que de faire des prises. Si c'est là votre manière de voir, permettez-moi de vous dire que vous n'êtes pas au fait de la chose. J'ai commandé un sloop, une corvette et une frégate et, sur chacun d'eux, j'ai eu à remplir des devoirs fort divers. Il m'a fallu éviter les vaisseaux de ligne de l'ennemi et livrer bataille à ses croiseurs. J'ai dû donner la chasse à ses corsaires et les capturer et leur couper la retraite quand ils se réfugiaient sous ses batteries. Il m'a fallu faire une diversion sur ses forts, débarquer mes hommes, détruire ses canons et postes de signaux. Tout cela, et en outre les convois, les reconnaissances, la nécessité de risquer son propre navire, pour arriver à connaître les mouvements de l'ennemi, incombe à l'officier qui commande un croiseur. Je vais même jusqu'à dire que quand on est capable d'accomplir avec succès ces tâches, on mérite mieux de son pays que l'officier du vaisseau de ligne, qui fait le va et vient entre Ouessant et les Roches Noires, assez longtemps pour construire un récif avec la masse de ses os de boeuf.
-- Monsieur, dit le colérique vieux marin, un officier comme ça ne court pas du moins le risque d'être pris pour un corsaire.
-- Je suis surpris, capitaine Bulkeley, répliqua avec vivacité Cochrane, que vous alliez jusqu'à mettre ensemble les termes de corsaire et d'officier du roi.
Les choses tournaient à l'orage entre ces loups de mer aux têtes chaudes, aux propos laconiques, mais le capitaine Foley para au danger en portant la discussion sur les nouveaux vaisseaux que l'on construisait dans les ports de France.
Je prenais grand intérêt à écouter ces hommes, qui passaient leur vie à combattre nos voisins, à en discuter le caractère et les méthodes.
Vous qui vivez en des temps de paix et d'entente cordiale, vous ne sauriez vous imaginer avec quelle rage l'Angleterre haïssait alors la France, et par-dessus tout son grand chef.
C'était plus qu'un simple préjugé, qu'une antipathie.
C'était une aversion profonde, agressive, dont vous pouvez encore aujourd'hui vous faire quelque idée en jetant les yeux sur les journaux et les caricatures de l'époque.
Le mot de Français n'était guère prononcé que précédé de l'épithète coquin ou canaille.
Dans tous les rangs de la société, dans toutes les parties du pays, ce sentiment était le même.
Et les soldats de marine, qui étaient à bord de nos vaisseaux, menaient à combattre contre les Français une férocité qu'ils n'auraient jamais montrée, s'il s'était agi de Danois, de Hollandais ou d'Espagnols.
Si, maintenant que cinquante ans se sont écoulés, vous me demandez d'où venait ce sentiment de virulence à leur égard, ce sentiment si étranger au caractère anglais avec son laisser-aller et sa tolérance, je vous avouerai que, selon moi, c'était la crainte.
Naturellement, ce n'était point une crainte individuelle. Nos détracteurs les plus venimeux ne nous ont jamais qualifiés de lâches. C'était la crainte de leur étoile, la crainte de leur avenir, la crainte de l'homme subtil dont les plans paraissaient toujours tourner heureusement, la crainte de la lourde main qui avait jeté à bas une nation, puis une autre.
Notre pays était petit et au temps de la guerre, sa population n'était guère supérieure à la moitié de celle de la France.
Et alors, la France s'était agrandie par des bonds gigantesques.
Elle s'était avancée au nord jusqu'à la Belgique et à la Hollande.
Elle s'était accrue par le sud en Italie.
Pendant ce temps, nous étions affaiblis par la haine profonde qui régnait en Irlande entre les Catholiques et les Presbytériens.
Le danger était imminent, évident pour l'homme le plus incapable de réflexion.
On ne pouvait se promener le long de la côte du Kent sans voir les amas de bois amoncelés pour servir de signaux et avertir le pays du débarquement de l'ennemi, et quand le soleil brillait sur les hauteurs du côté de Boulogne, on voyait son éclat se refléter sur les baïonnettes des vétérans qui manoeuvraient.