-- Je crois pouvoir dire que vous avez raison, Craven, dit-il.
-- J'en suis convaincu.
-- Mais cela ne nous aidera guère à remporter la victoire.
-- C'est là le point essentiel, monsieur, s'écria Belcher. Par le Seigneur, je voudrais qu'on me permît de prendre sa place, même avec mon bras gauche attaché sur mon dos.
-- En tout cas, je vous conseillerais de vous rendre au ring, dit Craven. Il faut que vous teniez bon jusqu'au dernier moment, avec l'espoir que votre homme reviendra.
-- C'est ce que je ferai certainement et je protesterai si l'on m'oblige à payer l'enjeu dans de pareilles circonstances.
Craven haussa les épaules.
-- Vous vous rappelez les conditions du match, dit-il. Je crains qu'elles ne soient toujours: Jouez ou payez. Sans doute, le cas pourrait être soumis aux juges, mais ils se prononceront contre vous, cela ne fait aucun doute pour moi.
Nous étions retombés dans un silence mélancolique, quand tout à coup Belcher sauta sur la table.
-- Écoutez, cria-t-il, écoutez cela.
-- Qu'est-ce que c'est? nous écriâmes-nous d'une seule voix.
-- C'est la cote. Écoutez cela.
Par-dessus le brouhaha de voix et le grondement des roues qui venait du dehors, une seule phrase parvint à nos oreilles.
-- Au pair sur le champion de Sir Charles.
-- Au pair, s'écria mon oncle. Elle était à sept à un contre moi hier. Qu'est-ce que cela signifie?
-- Au pair sur les deux champions, répéta la voix.
-- Il y a quelqu'un qui sait certaine chose, dit Belcher, et il n'y a personne qui plus que nous ait le droit de le savoir. Venez, monsieur, et nous irons jusqu'au fond de l'affaire.
La rue du village était encombrée de monde, car les gens avaient couché par douze ou quinze dans une même chambre et des centaines de gentlemen avaient passé la nuit dans leurs voitures.
La foule était si dense qu'il ne fut pas facile de sortir de l'hôtel Georges. Un homme, qui ronflait d'une façon épouvantable, était vautré sur le seuil et n'avait pas l'air de s'apercevoir du flot de peuple qui passait autour de lui et quelquefois sur lui.
-- Quelle est la cote, mes enfants? demanda Belcher du haut des marches.
-- Au pair, Jim, crièrent plusieurs voix.
-- Elle était bien plus élevée en faveur de Wilson, quand je l'ai entendue pour la dernière fois.
-- Oui, mais il est arrivé un homme qui l'a fait baisser bientôt et après lui, on s'est mis à le suivre, si bien que maintenant vous trouvez à parier au pair.
-- Qui a commencé?
-- Eh le voici! C'est cet homme, qui est étendu ivre sur les marches. Il n'a cessé de boire, comme si c'était de l'eau, depuis qu'il est arrivé en voiture à six heures, et il n'est pas étonnant qu'il se trouve dans cet état.
Belcher se pencha et tourna la tête inerte de l'individu de façon à ce qu'on vit ses traits.
-- Il m'est inconnu, monsieur.
-- Et à moi aussi, ajouta mon oncle.
-- Mais pas à moi, m'écriai-je. C'est John Cummings, le propriétaire de l'auberge de Friar's Oak, je le connais depuis que j'étais tout petit et je ne saurais m'y tromper.
-- Et que diable celui-là peut-il savoir de l'affaire? dit Craven.
-- Rien du tout, selon toute probabilité, répondit mon oncle. Je vous prie de m'apporter un peu d'eau de lavande, propriétaire, car l'odeur de cette cohue est épouvantable. Mon neveu, je crois que vous n'arriverez pas à tirer un mot raisonnable de cet ivrogne, ni à lui faire dire ce qu'il sait.
Ce fut en vain que je le secouai par les épaules, que je lui criai son nom aux oreilles. Rien n'était capable de le tirer de cette ivresse béate.
-- Eh bien! voilà une situation unique, aussi loin, que remonte mon expérience, dit Berkeley Craven. Nous voici à deux heures de la lutte et cependant vous ne savez pas si vous aurez un homme pour vous représenter. J'espère que vous ne vous êtes pas engagé de façon à perdre beaucoup, Tregellis?
Mon oncle haussa les épaules et prit une pincée de son tabac de ce geste large, inimitable, que jamais personne ne s'était risqué à imiter.
-- Très bien, mon garçon, dit-il, mais il est temps que nous pensions à nous mettre en route pour les Dunes. Ce voyage de nuit m'a laissé quelque peu effleuré et je ne serais pas fâché de rester seul une demi-heure pour m'occuper de ma toilette. Si ce doit être ma dernière ruade, au moins elle sera lancée par un sabot bien ciré.
J'ai entendu un homme qui avait voyagé dans les régions incultes, dire que, selon lui, le Peau Rouge et le gentleman anglais étaient proches parents, il en donnait comme preuve leur commune passion pour le sport et leur aptitude à ne point laisser percer l'émotion.
Je me rappelai ce langage, en voyant mon oncle, ce matin-là, car je ne crois pas que jamais victime liée au poteau ait eu sous les yeux une perspective aussi cruelle.
Non seulement une bonne partie de sa fortune était en jeu, mais encore, il s'agissait de la situation terrible où il allait se trouver devant cette foule immense, parmi laquelle étaient bien des gens qui avaient risqué leur argent d'après son jugement, et il se verrait peut-être au dernier moment réduit à faire des excuses sans valeur, au lieu d'avoir un champion à présenter.
Quelle situation pour un homme qui s'était toujours fait gloire de son aplomb, se donnait comme capable de mener toutes les entreprises avec un grand succès.
Moi qui le connaissais bien, je voyais à la couleur livide de ses joues et à l'agitation nerveuse de ses doigts, qu'il ne savait réellement plus où donner de la tête. Mais un étranger qui eût vu son attitude dégagée, la façon dont il faisait voltiger son mouchoir brodé, dont il maniait son bizarre lorgnon, dont il agitait ses manchettes, n'eût jamais cru que cette sorte de papillon pût avoir le moindre souci terrestre.
Il était bien près de neuf heures lorsque nous fûmes prêts à partir pour les dunes de Crawley.
À ce moment-là, la voiture de mon oncle était presque la seule qui restât dans la rue du village. Les autres voitures étaient restées la nuit, avec leurs roues entrecroisées, les brancards de l'une posés sur la caisse de l'autre en rangs aussi serrés qu'on avait pu les mettre, depuis la vieille église jusqu'à l'orme de Crawley et qui couvraient la route sur cinq de front et un bon demi-mille de longueur.
À ce moment, la rue grise du village s'allongeait devant nous, presque déserte.
On n'y voyait plus que quelques femmes et enfants.
Hommes, chevaux, voitures, tout était parti.
Mon oncle tira ses gants de cheval et arrangea son habillement avec un soin méticuleux, mais je remarquai qu'il jeta sur la route et dans les deux sens un coup d’oeil où se voyait cependant encore quelque espoir avant de monter en voiture.
J'étais assis en arrière avec Belcher. L'honorable Berkeley Craven prit place à côté de mon oncle.
La route de Crawley gagne, par une belle courbe, le plateau couvert de bruyères qui s'étend à bien des milles dans tous les sens.
Des files de piétons, pour la plupart si fatigués, si couverts de poussière qu'ils avaient évidemment fait à pied et pendant la nuit les trente milles qui les séparaient de Londres, marchaient d'un pas lourd sur les bords de la route ou coupaient au plus court en grimpant la longue pente bigarrée qui grimpait au plateau.