Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce n'est point un beau domaine, autour d'une bonne habitation.

C'est simplement une grande terre à pâturages de moutons, ou la bise souffle avec âpreté et que le vent balaie.

Elle s'étend en formant une bande fragmentée le long de la mer.

Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste à gagner son loyer et à avoir du beurre le dimanche au lieu de mélasse.

Au milieu, s'élève une maison d'habitation en pierre, recouverte en ardoise, avec un appentis derrière.

La date de 1703 est gravée grossièrement dans le bloc qui forme le linteau de la porte.

Il y a plus de cent ans que ma famille est établie là, et malgré sa pauvreté, elle est arrivée à tenir un bon rang dans le pays, car à la campagne le vieux fermier est souvent plus estimé que le nouveau laird.

La maison de West Inch présentait une particularité singulière.

Il avait été établi par des ingénieurs et autres personnes compétentes, que la ligne de délimitation entre les deux pays passait exactement par le milieu de la maison, de façon à couper notre meilleure chambre à coucher en deux moitiés, l'une anglaise, l'autre écossaise.

Or, la couchette que j'occupais était orientée de telle sorte que j'avais la tête au nord de la frontière et les pieds au sud.

Mes amis disent que si le hasard avait placé mon lit en sens contraire, j'aurais eu peut-être la chevelure d'un blond moins roux et l'esprit d'une tournure moins solennelle.

Ce que je sais, c'est qu'une fois en ma vie, où ma tête d’Écossais ne voyait aucun moyen de me tirer de péril, mes bonnes grosses jambes d'Anglais vinrent à mon aide et m'en éloignèrent jusqu'en lieu sûr.

Mais à l'école, cela me valut des histoires à n'en plus finir: les uns m'avaient surnommé Grog à l'eau; pour d'autres j'étais la « Grande Bretagne » pour d'autres, « l'Union Jock ».

Lorsqu'il y avait une bataille entre les petits Écossais et les petits Anglais, les uns me donnaient des coups de pied dans les jambes, les autres des coups de poing sur les oreilles.

Puis on s'arrêtait des deux côtés pour se mettre à rire, comme si la chose était bien plaisante.

Dans les commencements, je fus très malheureux à l'école de Berwick.

Birtwhistle était le premier maître, et Adams le second, et je n'avais d'affection ni pour l'un ni pour l'autre.

J’étais naturellement timide, très peu expansif.

Je fus long à me faire un ami soit parmi les maîtres, soit parmi mes camarades.

Il y avait neuf milles à vol d'oiseau, et onze milles et demi par la route, de Berwick à West Inch.

J'avais le coeur gros en pensant à la distance qui me séparait de ma mère.

Remarquez, en effet, qu'un garçon de cet âge, tout en prétendant se passer des caresses maternelles, souffre cruellement, hélas! quand on le prend au mot.

À la fin, je n'y tins plus, et je pris la résolution de m’enfuir de l'école, et de retourner le plus tôt possible à la maison.

Mais au dernier moment, j'eus la bonne fortune de m'attirer l'éloge et l'admiration de tous depuis le directeur de l’école, jusqu'au dernier élève, ce qui rendit ma vie d'écolier fort agréable et fort douce.

Et tout cela, parce que par suite d'un accident, j'étais tombé par une fenêtre du second étage.

Voici comment la chose arriva:

Un soir j'avais reçu des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de l'école. Cet affront, s'ajoutant à tous mes autres griefs, fit déborder ma petite coupe.

Je jurai, ce soir même, en enfouissant ma figure inondée de larmes sous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit à West Inch, soit bien près d'y arriver.

Notre dortoir était au second étage, mais j'avais une réputation de bon grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige.

Je n'éprouvais aucune frayeur, tout petit que j'étais, de me laisser descendre du pignon de West Inch, au bout d'une corde serrée à la cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois pieds au-dessus du sol.

Dès lors, je ne craignais guère de ne pas pouvoir sortir du dortoir de Birtwhistle.

J'attendis avec impatience que l'on eût fini de tousser et de remuer.

Puis quand tous les bruits, indiquant qu'il y avait encore des gens réveillés, eurent cessé de se faire entendre sur la longue ligne des couchettes de bois, je me levai tout doucement, je m'habillai, et mes souliers à la main, je me dirigeai vers la fenêtre sur la pointe des pieds.

Je l'ouvris et jetai un coup d'oeil au dehors.

Le jardin s'étendait au-dessous de moi, et tout près de ma main s'allongeait une grosse branche de poirier.

Un jeune garçon agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise d'échelle.

Une fois dans le jardin, je n'aurais plus qu'à franchir un mur de cinq pieds.

Après quoi, il n'y aurait plus que la distance entre moi et la maison.

J'empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre branche, et j'allais m'élancer de la fenêtre, lorsque je devins tout à coup aussi silencieux, aussi immobile que si j'avais été changé en pierre.

Il y avait par-dessus la crête du mur une figure tournée vers moi.

La Grande Ombre Page 05

Arthur Conan Doyle

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