Mais, sur ma parole, ces bêtes noires ont rendu un fameux service à leur pays.

Ma mère porta ses mitaines à ses yeux, et mon père prit un air aussi sombre qu'un trou à tourbe.

-- Non! Jock, vous êtes fou, dit-il.

-- Fou ou non, je pars.

-- Alors vous n'aurez pas ma bénédiction.

-- En ce cas je m'en passerai.

À ces mots ma mère jette un cri et me met ses bras autour du cou.

Je vis sa main calleuse, déformée, pleine de noeuds qu'y avait produits la peine qu'elle s'était donnés pour m'élevez, et cela me parla plus éloquemment que n'eût pu faire aucune parole.

Je l'aimais tendrement mais j'avais la volonté aussi dure que le tranchant d'un silex.

Je la forçai d'un baiser à se rasseoir; puis je courus dans ma chambre pour préparer mon paquet.

Il faisait déjà sombre, et j'avais à parcourir un long trajet à pied.

Aussi me contentai-je de ramasser quelques effets. Puis je me hâtai de partir. Au moment où j'allais mettre le pied dehors par une porte de côté, quelqu'un me toucha l'épaule.

C'était Edie, debout à la lueur du couchant.

-- Sot enfant, dit-elle, vous n'allez vraiment point partir?

-- Je ne partirai pas? Vous allez le voir.

-- Mais votre père ne le veut pas, votre mère non plus.

-- Je le sais.

-- Alors pourquoi partir?

-- Vous devez bien le savoir.

-- Pourquoi, enfin.

-- Parce que vous me faites partir.

-- Je ne tiens pas à ce que vous partiez, Jock.

-- Vous l'avez dit; vous avez dit que les gens de la campagne ne sont bons qu'à y rester. Vous tenez toujours ce langage. Vous ne faites pas plus cas de moi que de ces pigeons dans leur nid. Vous trouvez que je ne suis rien du tout. Je vous ferai changer d'idée.

Tous mes griefs partaient en petits jets qui me brûlaient les lèvres.

Pendant que je parlais, elle rougit, et me regarda de son air à la fois railleur et caressant.

-- Ah! je fais si peu cas de vous? dit-elle, et c'est pour cette raison là que vous partez? Eh bien, Jock, est-ce que vous resterez si... si je suis bonne pour vous?

Nous étions face à face et fort près.

En un instant la chose fut faite.

Mes bras l'entourèrent.

Je lui donnai baisers sur baisers, sur la bouche, sur les joues, sur les yeux.

Je la pressai contre mon coeur.

Je lui dis bien bas quelle était tout pour moi, tout, et que je ne pouvais pas vivre sans elle.

Edie ne répondit rien, mais elle fut longtemps avant de tourner la tête, et quand elle me repoussa en arrière, elle n'y mit pas beaucoup d'effort.

-- Oh! vous êtes bien rude, vieux petit effronté, dit-elle en tenant sa chevelure de ses deux mains. Comme vous m'avez secouée, Jock, je ne me figurais pas que vous seriez aussi hardi.

Mais j'avais tout à fait cessé de la craindre, et un amour, dix fois plus ardent que jamais, bouillait dans mes veines.

Je la ressaisis et l'embrassai comme si j'en avais eu le droit.

-- Vous êtes à moi, bien à moi, m'écriai-je. Je n'irai pas à Berwick, je resterai ici et nous nous marierons.

Mais à ce mot de mariage, elle éclata de rire.

-- Petit nigaud! petit nigaud! dit-elle en levant l'index.

Puis, comme j'essayais de mettre de nouveau la main sur elle, Edie me fit une jolie petite révérence et rentra à la maison.

IV -- LE CHOIX DE JIM

Et alors se passèrent ces six semaines qui furent une sorte de rêve et le sont encore maintenant quand le souvenir m'en revient.

Je vous ennuierais si je me mettais à vous conter ce qui se passa entre nous.

Et pourtant comme c'était grave, quelle importance décisive cela devait avoir sur notre destinée dès ce temps-là!

Ses caprices, son humour sans cesse changeante, tantôt vive, tantôt sombre comme une prairie au-dessous de laquelle défilent des nuages; ses colères sans causes, ses brusques repentirs, qui tour à tour faisaient déborder en moi la joie ou le chagrin.

Voilà ce qu'était ma vie: tout le reste n'était que néant.

Mais il restait toujours dans les dernières profondeurs de mes sentiments une inquiétude vague, la peur d'être pareil à cet homme qui étendait la main pour saisir l'arc-en-ciel, et celle que la véritable Edie Calder, si près de moi qu'elle parût, était en réalité bien loin de moi.

Elle était, en effet, bien malaisée à comprendre.

Elle l'était du moins pour un jeune campagnard à l'esprit peu pénétrant, comme moi.

Car, si j'essayais de l'entretenir de mes véritables projets, de lui dire qu'en prenant la totalité de Corriemuir, nous pourrions ajouter à la somme nécessaire pour ce surplus de fermage, un bénéfice de cent bonnes livres, que cela nous permettrait d'ajouter un salon à West Inch, et d'en faire une belle demeure pour le jour de notre mariage, alors elle se mettait à bouder, à baisser les yeux, comme si elle avait juste assez de patience pour m'écouter.

Mais si je la laissais s'abandonner à ses rêves sur ce que je pouvais devenir, sur la trouvaille fortuite d'un document prouvant que j'étais le véritable héritier du laird, ou bien si, sans cependant m'engager dans l'armée, chose dont elle ne voulait pas entendre parler, elle me voyait devenir un grand guerrier, dont le nom serait dans la bouche de tous, alors elle était aussi charmante qu'une journée de mai.

La Grande Ombre Page 14

Arthur Conan Doyle

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