Je me prêtais de mon mieux à ce jeu, mais il finissait toujours par m'échapper un mot malheureux pour prouver que j'étais toujours Jock Calder de West Inch, tout court, et alors la bouderie de ses lèvres exprimait de nouveau le peu de cas qu'elle faisait de moi.

Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moi terre à terre, et si la rupture n'était pas arrivée d'une manière, elle le serait d'une autre.

La Noël était passée, mais l'hiver avait été doux.

Il avait fait juste assez froid pour qu'on pût marcher sans danger dans les tourbières.

Edie était sortie par une belle matinée, et elle était rentrée pour déjeuner avec les joues rouges d'animation.

-- Est-ce que votre ami le fils du docteur est revenu, Jock? dit- elle.

-- J'ai entendu dire qu'on l'attend.

-- Alors c'est sans doute lui que j'ai rencontré sur la lande.

-- Quoi! vous avez rencontré Jim Horscroft?

-- Je suis sûre que ce doit être lui. Un gaillard de tournure superbe, un héros, avec une chevelure noire et frisée, le nez court et droit, et des yeux gris. Il a des épaules comme une statue, et pour la taille, Jock, je crois bien que votre tête atteindrait tout juste à son épingle de cravate.

-- Je vais jusqu'à son oreille, Edie, m'écriai-je avec indignation. Du moins, si c'était bien Jim! Est-ce qu'il avait au coin de la bouche une pipe en bois brun?

-- Oui, il fumait; il était habillé de gris et il avait une belle voix forte et grave.

-- Ha! Ho! vous lui avez parlé, dis-je.

Elle rougit légèrement, comme si elle en avait dit plus long qu'elle ne voulait.

-- Je me dirigeais vers un endroit où le sol était un peu mou, et il m'a avertie.

-- Ah! oui ce doit être le bon vieux Jim dis-je, voilà des années qu'il devrait avoir son doctorat, s'il avait eu autant de cervelle que de biceps. Oui, pardieu, le voilà mon homme en chair et en os.

Je l'avais vu par la fenêtre de la cuisine, et je m'élançai à sa rencontre, tenant à la main mon beignet entamé.

Il courut, lui aussi, au devant de moi, me tendant sa grosse main et les yeux brillants.

-- Ah! Jock, s'écria-t-il, c'est un vrai plaisir de vous revoir. Il n'est pas d'amis comme les vieux amis.

Mais soudain il coupa cours à ses propos et regarda par-dessus mon épaule, avec de grands yeux.

Je me retournai.

C'était Edie, avec un sourire joyeux et moqueur, qui était debout sur là seuil.

Comme je fus fier d'elle et de moi aussi, en la regardant!

-- Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder, dis-je.

-- Vous arrive-t-il souvent de vous promener avant le déjeuner, Mr Horscroft, demanda-t-elle, toujours avec ce sourire futé.

-- Oui, dit-il en la regardant de tous ses yeux.

-- Moi aussi, et presque toujours je vais par là-bas, dit-elle. Mais, dites-moi, Jock, vous n'êtes guère empressé à recevoir votre ami. Si vous ne lui faites pas les honneurs de la maison, il faudra que je m'en charge à votre place pour en sauver la réputation.

Au bout de quelques minutes, nous étions avec les vieux, et Jim s'attablait devant son assiette de potage.

Il disait à peine un mot et restait toujours la cuillère en l'air à contempler Edie.

Elle ne fit que lui lancer de petites oeillades.

Il me sembla qu'elle se divertissait de le voir aussi timide et qu'elle faisait de son mieux pour l'encourager par ses propos.

-- Jock me disait que vous faisiez vos études pour devenir docteur, dit-elle, mais comme cela doit être difficile, et qu'il doit falloir de temps pour acquérir les connaissances nécessaires!

-- Cela me prend en effet beaucoup de temps, dit piteusement Jim, mais j'en viendrai à bout tout de même.

-- Ah! vous êtes brave! Vous êtes résolu, vous fixez votre regard sur un but et vous vous dirigez vers lui. Rien ne peut vous arrêter.

-- Vraiment, je n'ai pas de quoi me vanter, dit-il. Plus d'un qui a commencé avec moi a déjà sa plaque à sa porte, alors que je ne suis encore qu'un étudiant.

-- C'est que vous êtes modeste, monsieur Horscroft. On dit que les gens les plus braves sont aussi les plus modestes. Mais aussi, quand vous avez atteint votre but, quelle gracieuse carrière! Vous portez la guérison partout où vous allez. Vous rendez la force à ceux qui souffrent. Vous avez pour unique but le bien de l'humanité.

L'honnête Jim se démenait sur sa chaise, en entendant ces mots.

-- Je n'ai pas des mobiles aussi élevés, je le crains bien, Miss Calder, dit-il. Je songe à gagner ma vie, à continuer la clientèle de mon père. Voilà ce que je vise, et si j'apporte la guérison d'une main, je tendrai l'autre pour recevoir une pièce d'une couronne.

-- Comme vous êtes franc et sincère! s'écria-t-elle.

Et cela continua ainsi: elle le couvrait de toutes les vertus, arrangeait adroitement son langage de façon à l’encourager à entrer dans son rôle, et s'y prenait de la manière que je connaissais si bien.

Avant qu'il fût subjugué, je pus voir qu'il avait la tête toute bourdonnante de l'éclat de sa beauté et de ses propos engageants.

Je frissonnais d'orgueil à penser quelle haute idée il aurait de ma parenté.

La Grande Ombre Page 15

Arthur Conan Doyle

Scottish Authors

Free Books in the public domain from the Classic Literature Library ©

Sir Arthur Conan Doyle
Classic Literature Library
Classic Authors

All Pages of This Book