-- N'est-ce pas qu'elle est belle, Jim? lui dis-je, sans pouvoir m'en empêcher, au moment où nous fûmes sur le seuil, et pendant qu'il allumait sa pipe pour retourner chez lui.

-- Belle! s'écria-t-il. Mais je n'ai jamais vu son égale.

-- Nous devons nous marier, dis-je.

Sa pipe tomba de sa bouche et il me regarda fixement.

Puis il ramassa sa pipe et s'éloigna sans mot dire.

Je croyais qu'il reviendrait, mais je me trompais.

Je le suivis des yeux bien loin sur la lande. Il marchait la tête penchée sur la poitrine.

Mais je n'étais pas près de l'oublier! La cousine Edie eut cent questions à me faire au sujet de ses années d'adolescence, de sa vigueur, des femmes qu'il devait connaître probablement: elle n'en savait jamais assez.

Puis j'eus de ses nouvelles une seconde fois, dans la journée, mais d'une façon moins agréable.

Ce fut par mon père, qui rentra le soir, ne faisant que parler du pauvre Jim.

Le pauvre Jim avait passé tout ce temps à boire.

Dès midi, étant gris, il était descendu aux coteaux de Westhouse, pour se battre avec le champion Gipsy et on n'était pas certain que l'homme passât la nuit.

Mon père avait rencontré Jim sur la grande route, terrible comme un nuage chargé de foudre, et prêt à insulter le premier qui passait.

-- Mon Dieu! dit le vieillard, il se fera une belle clientèle, s'il commence à rompre les os aux gens.

La cousine Edie ne fit que rire de tout cela, et j'en ris pour faire comme elle, mais je ne trouvais rien de bien plaisant dans la nouvelle. Le surlendemain, je me rendais à Corriemuir par le sentier des moutons quand je rencontrai Jim en personne, qui marchait à grands pas.

Mais ce n'était plus le gros gaillard plein de bonhomie qui avait partagé notre soupe l'autre matin.

Il n'avait ni col, ni cravate. Son gilet était défait, ses cheveux emmêlés, sa figue toute brouillée, comme celle d'un homme qui a passé la nuit à boire.

Il tenait un bâton de frêne, dont il se servait pour cingler les genêts de chaque côté du sentier.

-- Eh bien, Jim, dis-je.

Mais il me jeta un de ces regards que je lui avais vus plus d'une fois à l'école, quand il avait le diable au corps, qu'il se savait dans son tort et mettait toute sa volonté à s'en tirer à force d'effronterie.

Il ne me répondit pas un mot. Il me dépassa sur le sentier étroit et s'éloigna d'un pas incertain, toujours en brandissant son bout de frêne et abattant les broussailles.

Ah! certes, je ne lui en voulais pas.

J'étais fâché, très fâché, voilà tout.

Certes, je n'étais point aveugle au point de ne point voir ce qui se passait.

Il était amoureux d'Edie, et il ne pouvait se faire à l'idée qu'elle serait à moi.

Pauvre garçon, que pouvait-il y faire?

Peut-être qu'à sa place je me serais conduit comme lui.

Il y avait eu un temps où je m'étonnais qu'une jeune fille pût ainsi mettre à l'envers la tête d’un homme plein de force, mais j'en savais maintenant davantage.

Il se passa quinze jours sans que je visse Jim Horscroft, puis arriva cette journée, de jeudi qui devait changer le cours de toute mon existence.

Ce jour-là, je me réveillai de bonne heure, avec ce petit frisson de joie, si exquis au moment où l'on ouvre les yeux.

La veille, Edie avait été plus charmante que d'ordinaire.

Je m'étais endormi en me disant qu’après tout, je pouvais bien avoir mis la main sur l'arc-en-ciel, et que sans se faire des imaginations, sans se monter la tête, elle commençait à éprouver de l'affection pour le simple, le grossier Jock Calder, de West Inch.

C’était cette même pensée, qui, restée en mon coeur, était cause de ce petit gazouillement matinal de joie.

Puis je me rappelai qu'en me dépêchant, je serais prêt pour sortir avec elle, car elle avait l’habitude d'aller se promener dès le lever du soleil.

Mais j'étais arrivé trop tard.

Quand je fus devant sa porte, je trouvai celle-ci entrouverte, et la chambre vide.

« Bon, me dis-je, du moins je la rencontrerai, peut-être, et nous reviendrons ensemble.

Du haut de la côte de Corriemuir, on voit tout le pays d'alentour; donc, prenant mon bâton, je partis dans cette direction.

La journée était claire, mais froide, et le ressac faisait entendre son grondement sonore, bien que depuis plusieurs jours il n'y eût point eu de vent dans notre région.

Je montai le raide sentier en zigzag, respirant l'air léger et vif du matin, et je sifflotais en marchant, et je finis par arriver, un peu essoufflé, parmi les genêts du sommet.

En jetant les yeux vers la longue ponte de l'autre versant, je vis la cousine Edie, ainsi que je m'y attendais, et je vis Jim Horscroft qui marchait côte à côte avec elle.

Ils n'étaient pas bien loin, mais ils étaient trop occupés l'un de l'autre pour me voir.

Elle allait lentement, la tête penchée, de ce petit air espiègle que je connaissais si bien.

Elle détournait ses yeux de lui, et jetait un mot de temps à autre.

Il marchait près d'elle, la contemplant, et baissant la tête, dans l'ardeur de son langage.

Puis, à quelque propos qu’il lui tint, elle lui posa une main caressante sur le bras.

La Grande Ombre Page 16

Arthur Conan Doyle

Scottish Authors

Free Books in the public domain from the Classic Literature Library ©

Sir Arthur Conan Doyle
Classic Literature Library
Classic Authors

All Pages of This Book