On était excédé; l'ombre avait plané si longtemps au-dessus de nous, que nous étions tout étonnés de sentir qu'elle avait disparu.

Vraiment c'était un peu trop fort à croire, mais le major dissipa nos doutes par son dédain.

-- Mais oui, mais oui, c'est vrai, s'écria-t-il en s'arrêtant, et appuyant la main sur son côté. Les Alliés ont occupé Paris. Boney a jeté le manche après la cognée, et tous ses hommes jurent fidélité à Louis XVIII.

-- Et l'Empereur? demandai je, est-ce qu'on l'épargnera?

-- Il est question de l'envoyer à l'île d'Elbe, où il sera hors d'état de nuire. Mais ses officiers! Il en est qui ne s'en tireront pas à aussi bon compte. Il a été commis pendant ces derniers vingt ans des actes qui n'ont point été oubliés, et il y a encore quelques vieux comptes à régler. Mais c'est la Paix! la Paix.

Et il se remit à ses gambades, le pot en main, autour de son feu de joie.

Nous passâmes quelques instants avec le major.

Puis nous descendîmes, Jim et moi, vers la plage, en causant de cette grande nouvelle et de ce qui s’en suivrait.

Il savait peu de choses.

Moi je ne savais presque rien; mais nous ajustâmes tout cela, nous dîmes que les prix de toutes choses baisseraient, que nos braves gaillards reviendraient au pays, que les navires iraient où ils voudraient en sécurité, que nous démolirions tous les signaux de feu établis sur la côte, car désormais nul ennemi n’était à craindre.

Tout en causant, nous nous promenions sur le sable blanc et ferme, et nous regardions l'antique Mer du Nord.

Et Jim, qui allait à grands pas près de moi, si plein de santé et d'ardeur, il ne se doutait guère qu'à ce moment même il avait atteint le point culminant de son existence, et que désormais il ne cesserait de descendre la pente.

Il flottait sur la mer une légère buée, car les premières heures de la matinée avaient été très brumeuses et le soleil n'avait pas tout dissipé.

Comme nos regards se portaient vers la mer, nous vîmes tout à coup émerger du brouillard la voile d'un petit bateau, qui arrivait du côté de la terre en se balançant.

Un seul homme était assis à la manoeuvre, et le bateau louvoyait comme si l'homme avait de la peine à se décider pour atterrir sur la plage ou s'éloigner.

À la fin, comme si notre présence lui eût fait prendre son parti, il piqua droit vers nous, et sa quille se froissa contra les galets, juste à nos pieds.

Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et traîna l'avant sur la plage.

-- Grande Bretagne, je crois? dit-il en faisant promptement demi- tour pour s'adresser à nous.

C'était un homme de taille un peu au-dessus de la moyenne, mais d'une maigreur excessive.

Il avait les yeux perçants, très rapprochés, entre lesquels se dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un buisson de moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un chat.

Il était vêtu fort convenablement, d'un costume brun à boutons de cuivre, et chaussé de grandes bottes que l'eau de mer avait durcies et rendues fort rugueuses.

Il avait la figure et les mains d'un teint si foncé qu'on aurait pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il leva son chapeau pour nous saluer, nous vîmes que son front était très blanc et que la nuance si foncée de son teint n'était que superficielle.

Il nous regarda alternativement et dans ses yeux gris il y avait un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu jusqu'alors. La question ainsi faite était facile à comprendre, mais on eût dit qu'il y avait derrière elle une menace, on eût dit qu'il comptait sur la réponse comme sur une obligation et non comme sur une faveur.

-- Grande Bretagne? demanda-t-il encore, en frappant vivement de sa botte sur les galets.

-- Oui, dis-je, pendant que Jim éclatait de rire.

-- Angleterre? Écosse?

-- Écosse, mais c'est l'Angleterre de l’autre côté de ces arbres, là-bas.

-- Bon, je sais où je suis, maintenant! Je me suis trouvé dans le brouillard sans boussole pendant près de trois jours, et je ne m'attendais plus à revoir la terre.

Il parlait l'anglais très couramment, mais de temps à autre avec des tournures étranges de phrases

-- Alors d'où venez-vous? demanda Jim.

-- J'étais dans un navire qui a fait naufrage, dit-il brièvement. Quelle est cette ville, par là-bas?

-- C'est Berwick.

-- Ah! très bien! Il faut que je reprenne des forces avant d'aller plus loin.

Il se tourna vers le bateau, mais en faisant ce mouvement, il vacilla fortement, et il serait tombé s'il n'avait pas saisi la proue.

Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure fort rouge, et les yeux flambants comme ceux d'une bête sauvage.

-- Voltigeurs de la garde! cria-t-il d'une voix qui avait la sonorité d'un coup de clairon, puis de nouveau... Voltigeurs de la garde!

Il agita son chapeau au-dessus de sa tête, et brusquement, la tête en avant, il s'abattit, tout recroquevillé, en un tas brun, sur le sable.

Jim Horscroft et moi, nous restions là stupéfaits à nous regarder.

L'arrivée de cet homme avait été si étrange, ainsi que ses questions, et ce brusque incident!

Nous le prîmes chacun par une épaule et l’étendîmes sur le dos.

La Grande Ombre Page 19

Arthur Conan Doyle

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