Quant à nous, dans notre petit coin de l'Europe, nous étions tout absorbés par nos menues et pacifiques occupations, le soin des moutons, les voyages au marché de bestiaux de Berwick, et les causeries du soir devant le grand feu de tourbe.
Nous ne nous figurions guère que les actes de ces hauts et puissants personnages pussent avoir une influence quelconque sur nous.
Quant à la guerre, eh bien, n'était-on pas tous d'accord pour admettre que la grande ombre avait disparu pour toujours de dessus nos têtes, et que si les Alliés ne se prenaient pas de querelle entre eux, il se passerait cinquante autres années avant qu'il se tirât en Europe un seul coup de fusil.
Il y eut pourtant un incident qui se dresse en contour très net dans ma mémoire. Il survint, je crois, vers la fin de février de cette année-là, et je vous le conterai avant d'aller plus loin.
Vous savez, j'en suis sûr, comment sont faites les tours d'alarme de la frontière.
Ce sont des masses carrées, disséminées de distance en distance le long de la ligne de partage et construites de façon à donner asile et protection aux gens du pays contre les maraudeurs et les bandits.
Lorsque Percy et ses hommes étaient partis pour les Marches, on amenait une partie de leur bétail dans la cour de la tour, on fermait la grosse porte, et on allumait du feu dans les brasiers placés au sommet.
C'était un signal auquel devaient répondre de même les autres tours d'alarme.
Les lueurs clignotantes franchissaient ainsi les hauteurs de Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu'au Pentland, puis à Édimbourg. Mais maintenant, comme on le pense bien, tous ces antiques donjons étaient gondolés, croulants, et offraient aux oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leurs nids.
J'ai récolté un bon nombre de beaux oeufs pour ma collection, dans la tour d'alarme de Corriemuir.
Un jour, j'avais fait une longue marche pour aller porter un message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent à deux milles en deçà d'Ayton.
Vers cinq heures, au moment même où le soleil allait se coucher, je me trouvais sur le sentier de la lande, de façon à voir exactement devant moi le pignon de West Inch, tandis que la vieille tour d'alarme était un peu à ma gauche.
Je considérais à loisir le donjon, qui faisait un effet fort pittoresque pour le flot de lumière rouge qui déversait sur lui les rayons horizontaux du soleil, et la mer s'étendant au loin en arrière.
Et comme je regardais avec attention, j'aperçus soudain la figure d'un homme qui se mouvait dans un des trous du mur.
Naturellement je m'arrêtai, étonné de cela, car que pouvait faire un individu quelconque dans cet endroit, et à ce moment-là, car l'époque de la nidification n'était pas encore venue.
C'était si singulier que je me déterminai à tirer l'affaire au clair.
Donc, malgré ma fatigue, je tournai le dos à la maison et me dirigeai d'un pas rapide vers la tour.
L'herbe monte jusqu'au bas même du mur, et mes pieds ne firent que peu de bruit jusqu'au moment où j'arrivai à l'arc coulant où se trouvait jadis l'entrée.
Je jetai un coup d'oeil furtif dans l'intérieur.
C'était Bonaventure de Lapp qui était là, debout dans l'enceinte, et qui regardait par ce même trou où j'avais vu sa figure.
Il était tourné de profil par rapport à moi.
Évidemment il ne m'avait pas vu du tout, car il regardait de tous ses yeux dans la direction de West Inch.
Je fis un pas en avant. Mes pieds firent craquer les décombres de l'entrée. Il sursauta, fit demi tour et se trouva tourné vers moi.
Il n'était pas de ceux à qui on peut faire perdre contenance, et sa figure ne changea pas plus que s'il était là depuis un an à m'attendre. Mais il y avait dans l'expression de ses yeux quelque chose qui me disait qu'il aurait payé une somme assez ronde pour me revoir prendre le sentier.
-- Hello! dis-je, qu’est-ce que vous faites ici?
-- Je pourrais vous faire la même question, dit-il.
-- Je suis venu parce que j'ai vu votre figure à la fenêtre.
-- Et moi, parce que, comme vous avez pu fort bien vous en apercevoir, je m'intéresse très vraiment à tout ce qui a un rapport quelconque avec la guerre, et naturellement les châteaux sont de ce nombre. Vous m'excuserez un moment, mon cher Jock.
Puis s'avançant, il s'élança soudain par l'ouverture du mur, de manière à n'être plus sous mes yeux.
Mais ma curiosité était beaucoup trop excitée pour l'excuser aussi facilement.
Je me hâtai de changer de place afin de voir ce qu'il faisait.
Il était debout au dehors, et agitait la main avec une ardeur fébrile, comme pour faire un signal.
-- Qu'est-ce que vous faites? criai-je.
Et aussitôt je sortis en courant, pour me placer près de lui, et chercher du regard sur la lande, à qui il faisait ce signal.
-- Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d'un ton irrité, je ne croyais pas que vous iriez aussi loin. Un gentleman est libre d'agir comme il l'entend, sans que vous veniez l'espionner. Si nous devons rester amis, vous ne devez pas vous mêler de mes affaires.