Il s'arrêta court lorsqu'il vit que j'étais là, le regardant, et je puis dire qu'il fut un peu décontenancé.

-- Holà! Jock, s'écria-t-il, je ne pensais pas qu'il y eût quelqu'un ici. Ce soir je suis dans cet état d'esprit que vous appelez de l'entrain.

-- On le dirait, répondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft reviendra ici.

-- Ah! il revient demain, alors? Et pourquoi me sentirai-je moins gai?

-- Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera.

-- Ta! Ta! Ta! s'écria de Lapp. Je vois que vous êtes au courant de notre mariage. Edie vous a parlé. Jim pourra faire ce qu'il voudra.

-- Vous nous avez joliment récompensés de vous avoir accueillis.

-- Mon brave garçon, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort joliment récompensés. J'ai délivré Edie d'une existence qui est indigne d'elle, et je l'ai fait entrer par le mariage dans une noble famille. D'ailleurs, j'ai plusieurs lettres à écrire ce soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre ami Jim sera revenu pour vous aider.

Il fit un pas vers la porte.

-- Et c'était pour cela que vous attendiez à la Tour d'alarme, m'écriai-je, soudainement éclairé.

-- Hé! Jock, voilà que vous devenez perspicace, dit-il, d'un ton moqueur.

Un instant après, j'entendis la porte de sa chambre se fermer et la clef tourner dans la serrure.

Je m'attendais à ne plus le revoir de la soirée, mais quelques minutes plus tard, il descendit à la cuisine, où je tenais compagnie aux vieux parents.

-- Madame, dit-il en s'inclinant, la main sur son coeur, de la façon si bizarre qui lui était propre, j'ai été l'objet de toute votre bonté et j'en garderai toujours le souvenir. Je n'aurais jamais cru être si heureux que je l'ai été grâce à vous dans ce tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi, monsieur, vous agréerez ce petit cadeau que j'ai l'honneur de vous faire.

Il mit devant eux sur la table deux petits paquets enveloppés dans du papier, puis faisant à ma mère trois autres révérences, il sortit de la chambre.

Son présent, c'était une broche au centre de laquelle était sertie une grosse pierre verte, entourée d'une demi-douzaine d'autres pierres blanches, scintillantes.

Jusqu'alors nous n'avions jamais rien vu de ce genre, et je ne savais pas même quel nom leur donner, mais on nous dit, par la suite, à Berwick, que la grosse pierre était une émeraude, et les autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien supérieure à celle que tous les agneaux qui nous étaient nés ce printemps-là.

Ma bonne vieille mère est défunte depuis bien des années, mais cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille aînée quand elle va dans le monde, et je n'y jette jamais un regard sans revoir ces yeux perçants et ce nez long et mince, et ces moustaches de chat qu'avait notre locataire de West Inch.

Pour mon père, il avait une belle montre en or à double boîtier, et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac.

Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charmé, et ils ne voulaient parler que des présents que leur avait faits de Lapp.

-- Il vous a donné autre chose encore, dis-je enfin.

-- Quoi donc, Jock? demanda père.

-- Un mari pour la cousine Edie, répondis-je.

Lorsque j'eus dit cela, ils crurent que je rêvais, mais lorsqu'ils eurent enfin compris que c'était bien la vérité, ils se montrèrent aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annoncé qu'Edie avait épousé le laird.

À dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de batailleur, n'avait pas une excellente réputation dans le pays, et ma mère avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas bien.

D'autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, était un homme rangé, tranquille et dans l'aisance.

Il y avait bien le secret, mais en ce temps-là, les mariages secrets étaient chose fort commune en Écosse; car comme quelques paroles suffisaient pour faire d'un homme et d'une femme un couple, personne n'y trouvait beaucoup à redire.

Les vieux furent aussi enchantés que si leur fermage avait été diminué, mais j'avais toujours le coeur endolori, car il me semblait que mon ami avait été traité avec la plus cruelle légèreté; et je savais bien qu'il n'était pas homme à en prendre aisément son parti.

X -- LE RETOUR DE L’OMBRE

Le lendemain matin, je me levai le coeur gros, car j'étais certain que Jim ne tarderait pas à paraître, et que ce jour-là serait un jour de grands chagrins.

Mais quelle somme de tristesses ce jour-là devait-il apporter, jusqu'à quel point modifierait-il le destin de chacun de nous? C'était plus que je n'aurais osé en imaginer dans mes moments les plus sombres.

Permettez-moi, cependant, de vous conter tout cela dans l'ordre même des événements.

Ce matin-là, je m'étais levé de bonne heure, car on allait entrer en pleine période de la mise bas des agneaux.

Mon père et moi, nous partions pour le pâturage dès le petit jour.

La Grande Ombre Page 31

Arthur Conan Doyle

Scottish Authors

Free Books in the public domain from the Classic Literature Library ©

Sir Arthur Conan Doyle
Classic Literature Library
Classic Authors

All Pages of This Book