Lorsque j'entrai dans le corridor, un souffle frôla ma figure: la porte de la maison était entièrement ouverte, et la lumière grise de l'aube dessinait une autre porte sur le mur du fond.

Je regardai.

Je trouvai également ouvertes la porte de la chambre d'Edie et celle de Lapp.

Je compris alors, comme à la lueur d'un éclair, ce que signifiaient ces cadeaux offerts la veille: c'était des présents d'adieu.

Tous deux étaient partis.

J'eus de l'amertume au coeur contre la cousine Edie, en entrant et m'arrêtant dans sa chambre.

Penser que pour un nouveau venu, elle nous avait laissé là, tous, sans un mot de bonté, sans même un serrement de main!

Et lui aussi!

J'avais été épouvanté de ce qui arriverait quand il se rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on eût dit qu'il avait évité cette rencontre, et cela avait quelque apparence de lâcheté.

J'étais plein de colère, humilié, souffrant.

Je sortis au grand air sans dire un mot à mon père et je montai aux pâturages pour rafraîchir ma tête échauffée.

Lorsque je fus arrivé là-haut à Corriemuir, je pus jeter un dernier coup d’oeil sur la cousine Edie.

Le petit cutter était resté à l'endroit où il avait jeté l'ancre, mais un canot s'en était détaché pour aller la prendre à terre.

À l'avant je vis voltiger quelque chose de rouge. Je savais qu'elle faisait ce signal au moyen de son châle.

Je vis ce canot atteindre le navire et ses passagers monter sur le pont.

Puis, l'ancre se releva et le navire fila droit vers le large.

Je vis encore la petite tache rouge sur le pont, et de Lapp debout près d'elle.

Ils pouvaient me voir aussi, car je me dessinais en plein sur le ciel.

Tous deux agitèrent longtemps les mains, mais ils y renoncèrent enfin, car ils n'obtinrent aucune réponse de moi.

Je restai là, debout, les bras croisés, plus grognon que je ne l'avais jamais été en ma vie, jusqu'à ce que leur cutter ne fût plus qu'une légère tache blanche de forme carrée, se perdant parmi la brume matinale.

Il était l'heure du déjeuner, et la bouillie était sur la table quand je rentrai, mais je n'avais aucun appétit.

Les vieux avaient pris la chose avec assez de froideur, bien que ma mère ne trouvât aucune expression trop dure pour Edie.

Elles n'avaient jamais eu beaucoup d'affection mutuelle, en ces derniers temps surtout.

-- Voici une lettre de lui, dit mon père, en me montrant sur la table un papier plié: Elle était dans sa chambre. Voulez-vous nous la lire?

Ils ne l'avaient pas même ouverte, car, pour dire la vérité, mes bonnes gens n'étaient jamais arrivés à lire couramment l'écriture, quoiqu'ils se tirassent assez bien de l'impression en grands et beaux caractères.

L'adresse écrite en grosses lettres était ainsi conçue:

« Aux bonnes gens de West Inch ».

Quant au billet, que j'ai encore sous les yeux, tout taché et jauni, le voici:

« Chers amis,

« Je ne comptais pas vous quitter aussi brusquement, mais la chose dépendait d'une autre volonté que la mienne.

« Le devoir et l'honneur m'ont rappelé auprès de mes anciens compagnons.

« C'est une chose que vous comprendrez certainement avant que peu de jours soient écoulés.

« J'emmène notre Edie avec moi comme ma femme, et il pourrait bien se faire qu'en des jours plus paisibles, vous nous revoyiez à West Inch.

« En attendant, agréez l'assurance de mon affection, et croyez que je n’oublierai jamais les mois tranquilles que j'ai passés chez vous, en un temps où je n'aurais eu tout au moins qu'une semaine à vivre, si j'avais été fait prisonnier par les Alliés. Mais vous saurez peut-être aussi quelque jour par la raison de cela.

« Votre bien dévoué,

« BONAVENTURE DE LISSAC,

« Colonel des Voltigeurs de la garde et Aide de Camp de sa Majesté Impériale l’Empereur Napoléon ».

Ma voix devint sifflante quand j'en fus aux mots dont il avait fait suivre son nom.

Sans doute j'en étais venu à la conviction que notre hôte ne pouvait être qu'un de ces admirables soldats dont nous avions tant entendu parler et qui s'étaient frayé passage jusque dans toutes les capitales de l'Europe, à une seule exception, la nôtre. Pourtant je n'eus guère cru que nous eussions sous notre toit l'aide de camp de l'Empereur et un colonel de sa garde.

-- Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac et non de Lapp. Eh bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu'il se trouve loin d'ici, avant que Jim ait mis la main sur lui... Et il n'était que temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors par la fenêtre de la cuisine, car voici notre homme qui arrive par le jardin.

Je courus vers la porte, au-devant de lui.

Je sentais que j'aurais payé bien cher pour le voir repartir à Édimbourg.

Il arrivait à grands pas, agitant un papier au-dessus de sa tête.

Je m'imaginai que c'était peut-être un billet d'Edie, et que dès lors il savait tout. Mais quand il fut plus près, je vis que c'était une grande feuille raide et jaune, qui craquait quand on l'agitait, et qu'il avait les yeux pétillants de joie.

-- Hourra! Jock, cria-t-il.

La Grande Ombre Page 32

Arthur Conan Doyle

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