-- Mon garçon, dit le major, je serai fier de vous avoir sous mes ordres. Quant à de Lissac, où sera l'Empereur, il sera aussi.

-- Vous savez son nom? dis-je. Qu'est-ce que vous pouvez nous apprendre de lui?

-- Il n'y a pas de meilleur officier dans l'armée française, et pourtant c'est beaucoup dire. Il parait qu'il serait devenu maréchal, mais qu'il a préféré, rester auprès de l'Empereur. Je l'ai rencontré deux jours avant l'affaire de la Corogne, lorsque je fus envoyé en parlementaire pour négocier au sujet de nos blessés. Il était alors avec Soult. Je l'ai reconnu en le voyant.

-- Et je le reconnaîtrai aussi en le voyant, dit Horscroft avec ce dur et mauvais regard qu'il avait jadis.

Et à cet instant même, en cet endroit même, je me rendis soudainement compte combien mon existence serait piteuse et inutile pendant que notre ami l'invalide et le compagnon de mon enfance seraient au loin, exposés en première ligne aux fureurs de la tempête.

Ma résolution fut formée avec la promptitude de l'éclair.

-- Je partirai aussi avec vous, major, m'écriai-je.

-- Jock! Jock! dit mon père, en se tordant les mains.

Jim ne dit rien, mais il passa son bras autour de moi et me serra la taille.

Le major avait les yeux brillants, et brandissait sa canne en l'air.

-- Ma parole! dit-il, voici deux belles recrues que j'aurai derrière moi. Eh bien, il n'y a pas un moment à perdre. Il faut donc que vous vous teniez prêts tous les deux pour la diligence du soir.

Voilà ce que produisit une seule journée, et pourtant il peut arriver que des années s'écoulent sans amener un changement.

Songez donc aux événements qui s'étaient accomplis dans ces vingt- quatre heures?

De Lissac parti! Edie partie! Napoléon évadé! La guerre éclate. Jim Horscroft a tout perdu: lui et moi nous faisons nos préparatifs pour nous battre contre les Français.

Tout cela eut l'air d'un rêve, jusqu'au moment où je me dirigeai vers la diligence du soir et me retournai pour jeter un regard sur la maison grise et deux petites silhouettes noires.

C'était ma mère, qui enfouissait son visage dans les plis de son châle des Shetland, et mon père qui agitait son bâton de meneur de bétail pour m'encourager dans mon voyage.

XI -- LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS

J'arrive maintenant à un point de mon histoire, dont le récit me coupe tout net la respiration, et me fait regretter d'avoir entrepris cette tâche de narrateur. Car quand j’écris, j'aime que cela aille lentement, en bon ordre, chaque chose à son tour, comme les moutons quand ils sortent d'un parc.

Cela pouvait être ainsi à West Inch. Mais maintenant que nous voilà lancés dans une existence plus vaste, comme menus brins de paille qui dérivent lentement dans quelque fossé paresseux jusqu'au moment où ils se trouvent pris à l'improviste dans le cours et les remous rapides d'un grand fleuve, alors il m’est bien difficile, avec mon simple langage, de suivre tout cela pas à pas. Mais vous pourrez trouver dans les livres d'histoire les causes et les raisons de tout.

Je laisserai donc tout cela de côté, pour vous parler de ce que j'ai vu de mes propres yeux, entendu de mes propres oreilles.

Le régiment auquel avait été nommé notre ami était le 71ème d'infanterie légère de Highlanders, qui portait l'habit rouge et les culottes de tartan à carreaux. Il avait son dépôt dans la ville de Glasgow.

Nous nous y rendîmes tous les trois par la diligence.

Le major était plein d'entrain et contait mille anecdotes sur le Duc, sur la Péninsule, pendant que Jim restait assis dans le coin, les lèvres pincées, les bras croisés, et je suis sûr qu'au fond du coeur, il tuait de Lissac trois fois par heure.

J'aurais pu le deviner au soudain éclat de ses yeux et à la contraction de sa main.

Quant à moi, je ne savais pas trop si je devais être content ou fâché, car le foyer, c'est le foyer, et l'on a beau avoir fait tout ce qu'on peut pour s'endurcir, c'est néanmoins chose pénible que de songer que vous avez la moitié de l'Écosse entre vous et votre mère.

Nous arrivions à Glasgow le lendemain.

Le major nous conduisit au dépôt, où un soldat qui avait trois chevrons sur le bras et un flot de rubans à son bonnet, montra tout ce qu'il avait de dents aux mâchoires, à la vue de Jim, et fit trois fois le tour de sa personne pour le considérer à son aise, comme s'il s'était agi du château de Carlisle.

Puis il s'approcha de moi, me donna des bourrades dans les côtes, tâta mes muscles, et fut presque aussi content de moi que de Jim.

-- Voilà ce qu'il nous faut, major, voilà ce qu'il nous faut, répétait-il sans cesse. Avec un million de nos gaillards, nous pouvons tenir tête à ce que Boney a de mieux.

-- Comment cela marche-t-il? demanda le major.

-- Ils font un effet piteux, à la vue, dit-il, mais à force de les lécher, ils prendront quelque forme. Les hommes d'élite ont été transportés en Amérique, et nous sommes encombrés de miliciens et de recrues.

-- Ah! dit le major, nous aurons en face de nous de vieux, de bons soldats.

La Grande Ombre Page 34

Arthur Conan Doyle

Scottish Authors

Free Books in the public domain from the Classic Literature Library ©

Sir Arthur Conan Doyle
Classic Literature Library
Classic Authors

All Pages of This Book