Boney avait rossé les Prussiens la veille, et nos hommes avaient eu bien de la peine à tenir bon contre Ney: ils avaient pourtant fini par le battre.

Cela vous fait aujourd'hui l'effet d'une vieille histoire toute défraîchie, mais vous ne pouvez pas vous figurer notre empressement à nous entasser autour des deux hommes dans la grange.

On se battait, on se bousculait, rien que pour attraper un mot de ce qu'ils disaient, et ceux qui avaient entendu étaient à leur tour assaillis par la foule de ceux qui ne savaient rien.

On rit, on applaudit, on gémit tour à tour, en entendant raconter que la 44ème avait reçu la cavalerie en ligne, que les Hollando- Belges avaient pris la fuite, que la Garde Noire avait laisse pénétrer les Lanciers dans son carré, et les y avait tués à loisir. Mais les Lanciers mirent les rieurs de leur côté en réduisant le 69ème à sa plus simple expression et emportant un des drapeaux.

Et pour conclure, le Duc battait en retraite afin de conserver le contact avec les Prussiens.

Le bruit courait qu'il choisirait son terrain et livrerait une grande bataille à l'endroit même où nous avions fait halte.

Et nous vîmes bientôt que ce bruit était fondé, car le temps s'éclaircit vers le soir, et tout le monde monta sur la crête pour voir ce qui pouvait se voir.

C'était une belle campagne de terres à blé et de prairies.

Les récoltes commençaient à jaunir, et les seigles, qui étaient superbes, atteignaient l'épaule d'un homme.

Il était impossible de concevoir un tableau plus paisible.

De quelque côté qu'on portât les yeux, on ne voyait que collines aux courbes onduleuses toutes couvertes de blé, et par-dessus elles, les petits clochers de village dressant leurs pointes parmi les peupliers. Mais à travers tout ce joli tableau, apparaissait comme la marque d'un coup de fouet, une longue ligne d'hommes en marche, habillés les uns de rouge, les autres de vert, d'autres de bleu, de noir, se dirigeant en zigzag par la plaine, encombrant les routes; l’une des extrémités si rapprochée, qu'elle pouvait entendre nos appels, quand les hommes mirent leurs fusils en faisceaux, sur la crête à notre gauche, tandis que l'autre extrémité se perdait dans les bois, aussi loin que nous pouvions voir. Puis, sur d'autres routes, nous apercevions les attelages de chevaux tirant à grand-peine, l'éclat sombre des canons, les hommes qui se courbaient, s'arc-boutaient pour pousser aux roues et les dégager de la vase épaisse, profonde.

Pendant que nous étions là, régiment par régiment, brigade par brigade, vinrent prendre position sur la crête, et avant le coucher du soleil, nous étions formée en une ligne de plus de soixante mille hommes, fermant à Napoléon la routa de Bruxelles.

Mais la pluie avait recommencé avec force. Nous autres, du 77ème, nous nous précipitâmes de nouveau dans notre grange. Nous étions bien mieux abrités que le plus grand nombre de nos camarades, qui durent rester étendus dans la boue, sous les rafales de l'orage, et attendre ainsi jusqu'à la première lueur du jour.

XII -- L’OMBRE SUR LA TERRE

Il faisait encore une pluie fine le matin; des nuages bruns se mouvaient sous un vent humide et glacial.

J'éprouvai une impression étrange en ouvrant les yeux, quand je songeai que je prendrais part, ce jour-là, à une bataille, bien qu'aucun de nous ne s'attendit à une bataille telle que celle qui se livra.

Toutefois, nous étions debout, et tout prêts dès la première clarté, et quand nous ouvrîmes les portes de notre grange, nous entendîmes la plus divine musique que j'aie jamais écoutée, et qui jouait quelque part, dans le lointain.

Nous nous étions formés en petits groupes pour y prêter l'oreille. Comme, c'était doux, innocent, mélancolique. Mais notre sergent éclata de rire en voyant combien nous étions charmés.

-- Ce sont les musiques françaises, dit-il, et si vous montez jusque par ici, vous verrez ce que bon nombre d'entre vous pourront bien ne plus revoir.

Nous montâmes.

La belle musique arrivait encore à nos oreilles. Nous nous arrêtâmes sur une hauteur qui se trouvait à quelques pas de la grange.

Là-bas, au pied de la pente, à une demi-portée de fusil de nous, s'élevait une coquette maison de ferme couverte de tuiles, entourée d'une haie avec un bout de verger.

Tout autour étaient rangés en ligne des hommes en habits rouges et hauts bonnets de fourrure, qui travaillaient avec une activité d’abeilles, à percer des trous dans les murailles et à barrer les portes.

-- Ceux-là, ce sont les compagnies légères de la Garde, dit le sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tant qu'un seul sera capable de remuer le doigt. Mais regardez par-dessus. Vous verrez les feux de bivouac des Français.

Nous regardâmes de l'autre côté de la vallée, vers la crête basse, et nous vîmes un millier de petites pointes jaunes de flamme, surmontées d'un panache de fumée noire qui montait lentement dans l'air alourdi.

Il y avait une autre ferme sur la pente opposée de la vallée, et pendant que nous regardions, apparut soudain sur un tertre voisin, un petit groupe de cavaliers qui nous examinèrent attentivement.

La Grande Ombre Page 38

Arthur Conan Doyle

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