Il y avait, en arrière, une douzaine de hussards, et en avant, cinq hommes, dont trois coiffés de casques, un autre avec un long plumet rouge et droit à son chapeau. Le dernier avait une coiffure basse.

-- Par Dieu! s'écria le sergent. C'est lui, c'est Boney, celui qui monte le cheval gris. Oui, j'en parierais un mois de solde.

J'écarquillai les yeux pour le voir, cet homme qui avait étendu au-dessus de toute l'Europe cette grande ombre, qui avait plongé les Nations dans les ténèbres pendant vingt-cinq ans, cette ombre qui était même allée s'étendre jusqu'au-dessus de notre ferme lointaine, et nous avait violemment arrachés, moi, Edie et Jim, à l'existence que nos familles avaient menées avant nous.

Autant que je pus en juger à cette distante, c'était un homme trapu, aux épaules carrées.

Il tenait appliquée à ses yeux sa lorgnette, en écartant fortement les coudes de chaque côté.

J'étais encore occupé à le regarder, quand j'entendis à côté de moi un fort souffle de respiration.

C'était Jim, dont les yeux luisaient comme des charbons ardents.

Il avançait la figure jusque sur mon épaule.

-- C'est lui, Jock, dit-il à voix basse.

-- Oui, c'est Boney, répondis-je.

-- Non, non, c'est lui; c'est de Lapp, ou de Lissac, à moins que ce démon n'ait encore quelque autre nom. C'est lui.

Alors je le reconnus immédiatement.

C'était le cavalier dont le chapeau était orné d'un grand plumet rouge.

Même à cette distance, j’aurais juré que c'était lui, en voyant ses épaules tombantes, et sa façon de porter la tête.

Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je voyais bien qu'il avait le sang en ébullition à la vue de cet homme, et qu'il était capable de n'importe quelle folie.

Mais à ce moment il sembla que Bonaparte se penchait et disait à de Lissac quelques mots.

Le groupe fit demi-tour et disparut pendant que résonnait un coup de canon, et que d'une batterie placée sur la crête partait un nuage de fumée blanche.

Au même instant, on sonna, dans notre village, au rassemblement.

Nous courûmes à nos armes et on se forma.

Il y eut une série de coups de feu tirés tout le long de la ligne, et nous crûmes que la bataille avait commencé, mais en réalité cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient leurs pièces.

Il était en effet à craindre que les amorces n'aient été mouillées par l'humidité de la nuit.

De l'endroit où nous étions, nous avions sous les yeux un spectacle qui méritait qu'on passât la mer pour le voir.

Sur notre crête s'étendaient les carrés, alternativement rouges et bleus, qui allaient jusqu'à un village, situé à plus de deux miles de nous.

On se disait néanmoins tout bas, de rang en rang, qu'il y avait trop de bleu et pas assez de rouge, car les Belges avaient montré la veille qu'ils n'avaient pas le coeur assez ferme pour la besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-là comme camarades.

En outre, nos troupes anglaises elles mêmes étaient composées de miliciens et de recrues, car l'élite de nos vieux régiments de la Péninsule étaient encore sur des transports, en train de passer l'Océan, au retour de quelque stupide querelle avec nos parents d'Amérique.

Nous avions toutefois, avec nous, les peaux d'ours de la Garde, formant deux fortes brigades, les bonnets des Highlanders, les bleus de la Légion allemande, les lignes rouges de la brigade Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointillé vert des carabiniers, disposés à l'avant.

Nous savions que, quoiqu'il arrivât, c'étaient des gens à tenir bon partout où on les placerait, et qu'ils avaient à leur tête un homme capable de les placer dans les postes où ils pourraient tenir bon.

Du côté des Français, nous n'apercevions guère que le clignotement de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers dispersés sur les courbes de la crête. Mais comme nous étions là à attendre, tout à coup retentit la bruyante fanfare de leurs musiques.

Leur armée entière monta et déborda, par-dessus la faible hauteur qui les avait cachés; les brigades succédant aux brigades, les divisions aux divisions, jusqu'à ce qu'enfin toute la pente, jusqu'en bas, eût pris la couleur bleue de leurs uniformes, et scintilla de l'éclat de leurs armes.

On eût dit qu'ils n'en finiraient pas, car il en venait, il en venait, sans interruption, pendant que nos hommes, appuyés sur leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient là-bas ce vaste rassemblement, et écoutaient ce que savaient les vieux soldats qui avaient déjà combattu contre les Français.

Puis, lorsque l'infanterie se fut formée en masses longues et profondes, leurs canons arrivèrent en bondissant et tournant le long de la pente.

Rien de plus joli à voir que la prestesse avec laquelle ils les mirent en batterie, tout prêts à entrer en action.

Ensuite, à un trot imposant, se présenta la cavalerie, trente régiments au moins, avec la cuirasse, le plumet au casque, armés du sabre étincelant ou de la lance à pennon.

Ils se formèrent sur les flancs et en arrière en longues lignes mobiles et brillantes.

-- Voilà nos gaillards, s'écria notre vieux sergent.

La Grande Ombre Page 39

Arthur Conan Doyle

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