Ce sont des goinfres à la bataille. Oh pour cela! oui. Et vous voyez ces régiments au milieu, ceux qui ont de grands shakos, un peu en arrière de la ferme. C'est la Garde. Ils sont vingt mille, mes enfants, tous des hommes d'élite, des diables à tête grise, qui n'ont fait autre chose que de se battre depuis le temps où ils n'étaient pas plus haut que mes guêtres. Ils sont trois contre deux, ils ont deux canons contre un, et par Dieu! vous autres recrues, ils vous feront désirer d'être revenus à Argyle street, avant d'en avoir fini avec vous.

Il n'était guère encourageant, notre sergent, mais il faut dire qu'il avait été à toutes les batailles depuis la Corogne, et qu'il avait sur la poitrine une médaille avec sept barrettes, de sorte qu'il avait le droit de parler comme il lui plaisait.

Quand les français se furent rangés entièrement, un peu hors de la portée des canons, nous vîmes un petit groupe de cavaliers tout chamarrés d'argent, d'écarlate et d'or, circuler rapidement entre les divisions, et sur leur passage éclatèrent, des deux côtés, des cris d'enthousiasme, et nous pûmes voir des bras s'allonger, des mains s'agiter vers eux.

Un instant après, le bruit cassa.

Les deux armées restèrent face à face dans un silence absolu, terrible.

C'est un spectacle qui revient souvent dans mes rêves.

Puis, tout à coup, il se produisit un mouvement désordonné parmi les hommes qui se trouvaient juste devant nous.

Une mince colonne se détacha de la grosse masse bleue, et s'avança d'un pas vif vers la ferme située en bas de notre position.

Elle n'avait pas fait cinquante pas qu'un coup de canon partit d'une batterie anglaise à notre gauche.

La batailla de Waterloo venait de commencer.

Il ne m'appartient pas de chercher à vous raconter l'histoire de cette bataille, et d'ailleurs je n'aurais pas demandé mieux que de me tenir en dehors d'un pareil événement, s'il n'était pas arrivé que notre destin, celui de trois modestes êtres qui étaient venus là de la frontière, avait été de nous y mêler au même point que s'il s'était agi de n'importe lequel de tous les rois ou empereurs.

À dire honnêtement la vérité, j'en ai appris sur cette bataille, plus par ce que j'ai lu que par ce que j'ai vu.

En effet, qu'est-ce que je pouvais voir, avec un camarade de chaque côté, et une grosse masse de fumée blanche au bout de mon fusil.

Ce fut par les lèvres et par les conversations d'autres personnes que j'appris comment la grosse cavalerie avait fait des charges, comment elle avait enfoncé les fameux cuirassiers, comment elle fut hachée en morceaux avant d'avoir pu revenir.

C'est aussi par là que j'appris tout ce qui concerne les attaques successives, la fuite des Belges, la fermeté qu'avaient montrée Pack et Kempt.

Mais je puis, d'après ce que je sais par moi même, parler de ce que nous vîmes nous mêmes par les intervalles de la fumée et les moment d'accalmie de la fusillade, et c’est précisément cela que je vous raconterai.

Nous étions à la gauche de la ligne, et en réserve, car le duc craignait que Boney ne cherchât à nous tourner de ce côté, pour nous prendre par derrière, de sorte que nos trois régiments, ainsi qu'une autre brigade anglaise et les Hanovriens, avaient été postés là pour être prêts à tout hasard.

Il y avait aussi deux brigades de cavalerie légère, mais l'attaque des Français se faisait entièrement de front, si bien que la journée était déjà assez avancée avant qu'on eût réellement besoin de nous.

La batterie anglaise, qui avait tiré le premier coup de canon, continuait à faire feu bien loin vers notre gauche.

Une batterie allemande travaillait ferme à notre droite.

Aussi étions-nous complètement enveloppés de fumée, mais nous n'étions pas cachés au point de rester invisibles pour une ligne d'artillerie française, postée en face de nous, car une vingtaine de boulets traversèrent l'air avec un sifflement aigu, et vinrent s'abattre juste au milieu de nous.

Comme j'entendis le bruit de l'un d'eux qui passa près de mon oreille, je baissai la tête comme un homme qui va plonger, mais notre sergent me donna une bourrade dans les côtes avec le bout de sa hallebarde.

-- Ne vous montrez pas si poli que ça, dit-il. Ce sera assez tôt pour le faire une fois pour toutes quand vous serez touché.

Il y eut un de ces boulets qui réduisit en une bouillie sanglante cinq hommes à la fois, et je vis ce boulet immobile par terre.

On eût dit un ballon rouge de football.

Un autre traversa le cheval de l'adjudant avec un bruit sourd comme celui d'une pierre lancée dans de la boue. Il lui brisa les reins et le laissa là gisant, comme une groseille éclatée.

Trois autres boulets tombèrent plus loin vers la droite. Les mouvements désordonnés et les cris nous apprirent qu'ils avaient porté.

-- Ah! James, vous avez perdu une bonne monture, dit le major Reed, qui se trouvait juste devant moi, en regardant l'adjudant dont les bottes et les culottes ruisselaient de sang.

-- Je l'avais payé cinquante belles livres à Glasgow, dit l'autre. N'êtes-vous pas d'avis, major, que les hommes feraient mieux de se tenir couchés, maintenant que les canons ont précisé leur tir sur nous?

-- Pfut! dit l'autre, ils sont jaunes, James.

La Grande Ombre Page 40

Arthur Conan Doyle

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