Je ne crois pas qu'il soit resté cent hommes en vie de ce régiment.

Les Français revinrent, passant devant nous, criant et brandissant leurs armes qui étaient rouges jusqu'à la garde.

Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer, mais notre colonel était un vieux soldat.

À cette distance nous ne pouvions leur faire beaucoup de mal, et ils auraient fondu sur nous avant que nous eussions rechargé.

Trois cavaliers passèrent encore un peu derrière la crête à notre droite.

Nous savions fort bien, que si nous ouvrions notre carré, ils seraient sur nous en un clin d'oeil.

D’autre part, il était bien dur d'attendre là ou nous étions, car ils avaient donné le mot à une batterie de douze canons, qui se forma à mi-côte, à quelque centaines de yards mais nous ne pouvions l'apercevoir.

Elle nous envoyait par-dessus la crête des boulets qui arrivaient juste au milieu de nous; c'est ce qu'on appelle un tir plongeant, et un de leurs artilleurs courut au haut de la pente pour planter, dans la terre humide, un épieu qui devait leur servir de guide. Il le fit sous les fusils mêmes de toute la brigade.

Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun comptait pour cela sur son voisin.

L'enseigne Samson, le plus jeune des sous-officiers du régiment sortit du carré en courant, et alla arracher l'épieu, mais aussi prompt qu'un brochet à la poursuite d'uns truite, un lancier apparut sur la crête, et lui porta un coup si violent par derrière, que non seulement la pointe, mais encore le pennon de sa lance sortirent par devant, entre le second et le troisième bouton de la tunique du petit.

-- Hélène! Hélène! cria-t-il avant de tomber mort la face en avant, pendant que le lancier, criblé de balles, s'abattait près de lui, sans lâcher son arme, de sorte qu'ils gisaient ensemble, joints par ce terrible trait d'union.

Mais quand la batterie eut ouvert son feu, nous n'eûmes guère le temps de songer à autre chose.

Un carré est un excellent moyen de recevoir la cavalerie, mais il n'en est point de pire quand il s'agit de recevoir des boulets comme nous nous en aperçûmes, quand ils commencèrent à tailler des coupures rouges à travers nos rangs, au point que nos oreilles étaient lasses d'entendre le bruit sourd d'éclaboussement, que faisait la masse de fer en heurtant de la chair et du sang.

Au bout de dix minutes de cette manoeuvre, notre carré se déplaça d'une centaine de pas vers la droite, mais nous laissions derrière nous un autre carré, car cent vingt hommes et sept officiers marquaient la place que nous avions occupée.

Mais les canons nous retrouvèrent.

On essaya de la formation en ligne, mais aussitôt la cavalerie -- c'étaient cette fois des lanciers -- fondit sur nous par-dessus la hauteur.

Je dois vous dire que nous fûmes contents d'entendre le bruit des sabots de chevaux, car nous savions que l'artillerie suspendait son feu un instant, et nous laisserait une chance de rendre coup pour coup.

Et c'est ce que nous fîmes fort bien, car avec notre sang-froid, nous avions pris de la malice et de la cruauté.

Pour mon compte, il me semblait que je me souciais aussi peu des cavaliers que s'il se fut agi d'autant de moutons de Corriemuir.

Il arrive un moment où l'on cesse de songer à sa peau, et il vous semble que vous cherchez seulement quelqu'un à qui faire payer tout ce que vous avez souffert.

Cette fois nous prîmes notre revanche sur les lanciers, car ils n'avaient pas de cuirasses pour les protéger, et d'une seule salve, nous en jetâmes à bas soixante-dix.

Peut-être que si nous avions vu soixante dix mères pleurant sur les corps de leurs garçons, nous n'aurions pas été aussi contents, mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne sont plus que des bêtes; et ils ont juste autant de raison que deux taurillons quand ils ont réussi à se prendre par la gorge.

À ce moment, le colonel eut une idée excellente.

Après avoir calculé qu'après cette charge, la cavalerie serait éloignée pendant cinq minutes, il nous reforma en ligne et nous fit reculer jusqu'à un creux plus profond, où nous devions être à l'abri de l'artillerie, avant qu'elle pût recommencer son tir.

Cela nous donna le temps de respirer, et nous en avions grand besoin, car le régiment fondait comme un glaçon au soleil. Mais si mauvais que cela fût pour nous, ce fut bien pire pour d'autres.

Tous les Hollando-Belges s'étaient sauvés à toutes jambes à ce moment-là, au nombre de quinze mille, et il en résultait de grands vides dans notre ligne, à travers lesquels la cavalerie française allait et venait comme elle voulait.

Puis, les canons français avaient été bien supérieurs aux nôtres par le tir et le nombre; notre grosse cavalerie avait été hachée même, si bien que les affaires ne prenaient pas une tournure fort gaie pour nous.

D’autre part, Hougoumont, qui n'était plus qu'une ruine trempée de sang, était resté entre nos mains. Tous les régiments anglais tenaient bon.

Pourtant, à dire la vérité vraie, comme on doit le faire quand on est un homme, il y avait parmi les habits bleus qui partirent vers l'arrière, une pincée d'habits rouges.

La Grande Ombre Page 43

Arthur Conan Doyle

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