Dites-lui que tout ce que je possède se trouve dans les deux malles noires et qu'Antoine en a les clefs. Vous n'oublierez pas?

-- Je me souviendrai.

-- Et Madame votre mère? J'espère que vous l'avez laissée en bonne santé? Ah! Et Monsieur votre père aussi. Présentez-lui mes plus grands respects.

À ce moment même, où il allait mourir, il fit la révérence d'autrefois et son geste de la main, en adressant ses salutations à ma mère.

-- Assurément, dis-je, votre blessure pourrait être moins grave que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le chirurgien de notre régiment.

-- Mon cher Jock, je n'ai pas passé ces quinze ans à faire et recevoir des blessures, sans savoir reconnaître celle qui compte. Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car je sais que tout est fini pour mon petit homme, et j'aime mieux m'en aller avec mes Voltigeurs, que de rester pour vivre en exilé et en mendiant. En outre, il est absolument certain que les Alliés m'auraient fusillé. Ainsi, je me suis épargné une humiliation.

-- Les Alliés, monsieur, dit le major avec une certaine chaleur, ne se rendraient jamais coupables d'un acte aussi barbare.

-- Vous n'en savez rien, major, dit-il. Supposez vous donc que j'aurais fui en Écosse et changé de nom, si je n'avais eu rien de plus à craindre que mes camarades restés à Paris? Je tenais à la vie, car je savais que mon petit homme reviendrait. Maintenant, je n'ai plus qu'à mourir, car il ne se trouvera plus jamais à la tête d'une armée. Mais j'ai fait des choses qui ne peuvent pas se pardonner. C'est moi qui commandais le détachement qui a fusillé le duc d'Enghien; c'est moi qui... Ah! Mon Dieu! Edie! Edie, ma chérie!

Il leva les deux mains, dont les doigts s'agitèrent, et tremblèrent comme s'il tâtonnait.

Puis il les laissa retomber lourdement devant lui, et sa tête se pencha sur sa poitrine.

Un de nos sergents le recoucha doucement. L’autre étendit sur lui le grand manteau bleu. Nous laissâmes ainsi là ces deux hommes, que le Destin avait si étrangement mis en rapport.

L'Écossais et le Français gisaient silencieux, paisibles, si rapprochés que la main de l'un eût pu toucher celle de l'autre, sur cette pente imbibée de sang, dans le voisinage de Hougoumont.

XV -- COMMENT TOUT CELA FINIT

Maintenant, me voici bien près de la fin de tout cela, et je suis fort content d'y être arrivé, car j'ai commencé ce récit d'autrefois, le coeur léger, en me disant que cela me donnerait quelque occupation pendant les longs soirs d'été. Mais, chemin faisant, j'ai réveillé mille peines qui dormaient, mille chagrins à demi oubliés, si bien que j'ai à présent l'âme à vif, comme la peau d'un mouton mal tondu.

Si je m'en tire à bon port, je jure bien de ne jamais reprendre la plume; car, en commençant, cela va tout seul, comme quand on descend dans un ruisseau dont la rive est en pente douce. Puis, avant que vous puissiez vous en apercevoir, vous mettez le pied dans un trou et vous y restez, et c'est à vous de vous en tirer à force de vous débattre.

Nous enterrâmes Jim et de Lissac, avec quatre cent trente et un soldats de la Garde impériale et de notre Infanterie légère, rangés dans la même tranchée.

Ah! Si on pouvait semer un homme brave, comme on sème une graine, quelle belle récolte de héros on ferait un jour!

Alors, nous laissâmes pour toujours, derrière nous, ce champ de carnage et nous prîmes, avec notre brigade, la route de la frontière pour marcher sur Paris.

Pendant toutes ces années-là, on m'avait toujours habitué à regarder les Français comme de très méchantes gens, et comme nous n'entendions parler d'eux qu'à l'occasion de batailles, de massacres sur terre et sur mer, il était assez naturel pour moi de les croire vicieux par essence et de compagnie dangereuse.

Après tout, n'avaient-ils pas entendu dire de nous la même chose, ce qui devait certainement nous faire juger par eux de la même manière.

Mais quand nous eûmes à traverser leur pays, quand nous vîmes leurs charmantes petites fermes, et les bonnes gens si tranquillement occupés au travail des champs et les femmes tricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en vaste coiffe blanche, grondant le bébé pour lui apprendre la politesse, tout nous parut si empreint de simplicité domestique, que j'en vins à ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps haï et redouté ces bonnes gens.

Je suppose que, dans le fond, l'objet réel de notre haine, c'était l'homme qui les gouvernait, et maintenant qu'il était parti et que sa grande ombre avait disparu du pays, tout allait reprendre sa beauté.

Nous fîmes assez joyeusement le trajet, en parcourant le pays le plus charmant que j'eusse jamais vu, et nous arrivâmes ainsi à la grande cité.

Nous nous attendions à y livrer bataille, car elle est si peuplée, qu'en prenant seulement un homme sur vingt, on formerait une belle armée. Mais, cette fois, on avait reconnu combien c'est dommage d'abîmer tout un pays à cause d'un seul homme.

On lui avait donc donné avis qu'il eût à se tirer d'affaire, seul, désormais.

La Grande Ombre Page 49

Arthur Conan Doyle

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