Chapitre III
Le lendemain je fus sur pied de bonne heure et me rendis sur la pelouse, où je trouvai miss Warrender occupée à cueillir des primevères, dont elle faisait un petit bouquet pour orner la table au déjeuner.
Je fus près d’elle avant qu’elle me vît et ne pus m’empêcher d’admirer sa beauté et sa souplesse pendant qu’elle se baissait pour cueillir les fleurs.
Il y avait dans le moindre de ses mouvements une grâce féline que je ne me rappelais avoir vue chez aucune femme.
Je me ressouvins des paroles de Thurston au sujet de l’impression qu’elle avait produite sur le secrétaire, et je n’en fus plus surpris.
En entendant mon pas, elle se redressa, et tourna vers moi sa belle et sombre figure.
-- Bonjour, miss Warrender, dis-je. Vous êtes matinale comme moi.
-- Oui, répondit-elle, j’ai toujours eu l’habitude de me lever avec le jour.
-- Quel tableau étrange et sauvage! remarquai-je en promenant mon regard sur la vaste étendue des landes. Je suis un étranger comme vous-même dans ce pays. Comment le trouvez-vous?
-- Je ne l’aime pas, dit-elle franchement. Je le déteste. C’est froid, terne, misérable. Regardez cela, et elle leva son bouquet de primevères, voilà ce qu’ils appellent des fleurs. Elles n’ont pas même d’odeur.
-- Vous avez été accoutumée à un climat plus vivant et à une végétation tropicale.
-- Oh! je le vois, master Thurston vous a parlé de moi, dit-elle avec un sourire. Oui, j’ai été accoutumée à mieux que cela.
Nous étions debout près l’un de l’autre, quand une ombre apparut entre nous.
Me retournant, j’aperçus Copperthorne resté debout derrière nous.
Il me tendit sa main maigre et blanche avec un sourire contraint.
-- Il semble que vous êtes déjà en état de trouver tout seul votre chemin, dit-il en portant ses regards alternativement de ma figure à celle de miss Warrender. Permettez-moi de tenir ces fleurs pour vous, Miss.
-- Non, merci, dit-elle d’un ton froid. J’en ai cueilli assez, et je vais entrer.
Elle passa rapidement à côté de lui, et traversa la pelouse pour retourner à la maison.
Copperthorne la suivit des yeux en fronçant le sourcil.
-- Vous êtes étudiant en médecine, master Lawrence, me dit-il, en se tournant vers moi et frappant le sol d’un pied, avec un mouvement saccadé, nerveux, tout en parlant.
-- Oui, je le suis.
-- Oh! nous avons entendu parler de vous autres, étudiants en médecine, fit-il en élevant la voix et l’accompagnant d’un petit rire fêlé. Vous êtes de terribles gaillards, n’est-ce pas? Nous avons entendu parler de vous. Il est inutile de vouloir vous tenir tête.
-- Monsieur, répondis-je, un étudiant en médecine est d’ordinaire un gentleman.
-- C’est tout à fait vrai, dit-il en changeant de ton. Certes, je ne voulais que plaisanter.
Néanmoins je ne pus m’empêcher de remarquer que pendant tout le déjeuner, il ne cessa d’avoir les yeux fixés sur moi, tandis que miss Warrender parlait, et si je hasardais une remarque, aussitôt son regard se portait sur elle.
On eût dit qu’il cherchait à deviner sur nos physionomies ce que nous pensions l’un de l’autre.
Il s’intéressait évidemment plus que de raison à la belle gouvernante, et il n’était pas moins évident que ses sentiments n’étaient payés d’aucun retour.
Nous eûmes ce matin-là une preuve visible de la simplicité naturelle de ces bonnes gens primitifs du Yorkshire.
À ce qu’il paraît, la domestique et la cuisinière, qui couchaient dans la même chambre, furent alarmées pendant la nuit par quelque chose que leurs esprits superstitieux transformèrent en une apparition.
Après le déjeuner, je tenais compagnie à l’oncle Jérémie, qui, grâce à l’aide constante de son souffleur, émettait à jet contenu des citations de poésies de la frontière écossaise, lorsqu’on frappa à la porte.
La domestique entra.
Elle était suivie de près par la cuisinière, personne replète mais craintive.
Elles s’encourageaient, se poussaient mutuellement.
Elles débitèrent leur histoire par strophe et antistrophe, comme un choeur grec, Jeanne parlant jusqu’à ce que l’haleine lui manquât, et laissant alors la parole à la cuisinière qui se voyait à son tour interrompue.
Une bonne partie de ce qu’elles dirent resta à peu près inintelligible pour moi, à raison du dialecte extraordinaire qu’elles employaient, mais je pus saisir la marche générale de leur récit.
Il paraît que pendant les premières heures du jour, la cuisinière avait été réveillée par quelque chose qui lui touchait la figure.
Se réveillant tout à fait, elle avait vu une ombre vague debout près de son lit, et cette ombre s’était glissée sans bruit hors de la chambre.
La domestique s’était éveillée au cri poussé par la cuisinière et affirmait carrément avoir vu l’apparition.
On eût beau les questionner en tous sens, les raisonner, rien ne put les ébranler, et elles conclurent en donnant leurs huit jours, preuve convaincante de leur bonne foi et de leur épouvante.
Elles parurent extrêmement indignées de notre scepticisme et cela finit par leur sortie bruyante, ce qui produisit de la colère chez l’oncle Jérémie, du dédain cher Copperthorne, et me divertit beaucoup.