Mon ami était passionnément épris de chimie et coulait des jours heureux au milieu de ses éprouvettes, de ses solutions, parfaitement content d’avoir à portée un compagnon sympathique, auquel il pût faire part de ses trouvailles.
Quant à moi, j’eus toujours un faible pour l’étude et l’analyse de la nature humaine, et je trouvais bien des sujets intéressants dans le microcosme où je vivais.
Bref, je m’absorbai dans mes observations au point de me faire craindre qu’elles n’aient causé beaucoup de tort à mes études.
Ma première découverte fut que le véritable maître à Dunkelthwaite était, et cela ne faisait aucun doute, non point l’oncle Jérémie, mais le secrétaire de l’oncle Jérémie.
Mon flair médical me disait que l’amour exclusif de la poésie, qui eût été une excentricité inoffensive au temps où le vieillard était encore jeune, était devenu désormais une véritable monomanie qui lui emplissait l’esprit en ne laissant nulle place à toute autre idée.
Copperthorne, en flattant le goût de son maître et le dirigeant sur cet objet unique, à ce point qu’il lui devenait indispensable, avait réussi à s’assurer un pouvoir sans limite en toutes les autres choses.
C’était lui qui s’occupait des finances de l’oncle, qui menait les affaires de la maison sans avoir à subir de questions ni de contrôle.
À vrai dire, il avait assez de tact pour exercer son pouvoir d’une main légère, de façon à ne point meurtrir son esclave: aussi ne rencontrait-il aucune résistance.
Mon ami, tout entier à ses distillations, à ses analyses, ne se rendit jamais compte qu’il était devenu un zéro dans la maison.
J’ai déjà exprimé ma conviction que si Copperthorne éprouvait un tendre sentiment à l’égard de la gouvernante, elle ne lui donnait pas le moindre encouragement. Mais au bout de quelques jours j’en vins à penser qu’en dehors de cet attachement non payé de retour, il existait quelque autre lien entre ces deux personnages.
J’ai vu plus d’une fois Copperthorne prendre à l’égard de la gouvernante un air qui ne pouvait être qualifié autrement que d’autoritaire.
Deux ou trois fois aussi, je les avais vus arpenter la pelouse dans les premières heures de la nuit, en causant avec animation.
Je n’arrivais pas à deviner quelle sorte d’entente réciproque existait entre eux.
Ce mystère piqua ma curiosité.
La facilité, avec laquelle on devient amoureux en villégiature à la campagne, est passée en proverbe, mais je n’ai jamais été d’une nature sentimentale et mon jugement ne fut faussé par aucune préférence en faveur de miss Warrender. Au contraire, je me mis à l’étudier comme un entomologiste l’eût fait pour un spécimen, d’une façon minutieuse, très impartiale.
Pour atteindre ce but, j’organisai mon travail de manière à être libre quand elle sortait les enfants pour leur faire prendre de l’exercice.
Nous nous promenâmes ainsi ensemble maintes fois, et cela m’avança dans la connaissance de son caractère plus que je n’eusse pu le faire en m’y prenant autrement.
Elle avait vraiment beaucoup lu, connaissait plusieurs langues d’une manière superficielle, et avait une grande aptitude naturelle pour la musique.
Au-dessous de ce vernis de culture, elle n’en avait pas moins une forte dose de sauvagerie naturelle.
Au cours de sa conversation, il lui échappait de temps à autre quelque sortie qui me faisait tressaillir par sa forme primitive de raisonnement et par le dédain des conventions de la civilisation.
Je ne pouvais guère m’en étonner, en songeant qu’elle était devenue femme avant d’avoir quitté la tribu sauvage que son père gouvernait.
Je me rappelle une circonstance qui me frappa tout particulièrement, car elle y laissa percer brusquement ses habitudes sauvages et originales.
Nous nous promenions sur la route de campagne. Nous parlions de l’Allemagne, où elle avait passé quelques mois, quand soudain elle s’arrêta, et posa son doigt sur ses lèvres.
-- Prêtez-moi votre canne, me dit-elle à voix basse.
Je la lui tendis, et aussitôt, à mon grand étonnement, elle s’élança légèrement et sans bruit à travers une ouverture de la haie, son corps se pencha, et elle rampa avec agilité en se dissimulant derrière une petite hauteur. J’étais encore à la suivre des yeux, tout stupéfait, quand un lapin se leva soudain devant elle et partit.
Elle lança la canne sur lui et l’atteignit, mais l’animal parvint à s’échapper tout en boitant d’une patte.
Elle revint vers moi triomphante, essoufflée:
-- Je l’ai vu remuer dans l’herbe, dit-elle, je l’ai atteint.
-- Oui, vous l’avez atteint, vous lui avez cassé une patte, lui dis-je avec quelque froideur.
-- Vous lui avez fait mal, s’écria le petit garçon d’un ton peiné.
-- Pauvre petite bête! s’écria-t-elle, changeant soudain de manières. Je suis bien fâchée de l’avoir blessée.
Elle avait l’air tout à fait décontenancée par cet incident et causa très peu pendant le reste de notre promenade.
Pour ma part, je ne pouvais guère la blâmer.
C’était évidemment une explosion du vieil instinct qui pousse le sauvage vers une proie, bien que cela produisît une impression assez désagréable de la part d’une jeune dame vêtue à la dernière mode et sur une grande route d’Angleterre.