L’après-midi du jour même où John nous quitta, miss Warrender et les deux enfants se rendirent au bureau de poste et je m’offris à les accompagner.
Copperthorne n’eût pas demandé mieux que d’empêcher cette excursion ou de venir avec nous, mais, heureusement pour nous, l’oncle Jérémie était en proie aux affres de l’inspiration et ne pouvait se passer des services de son secrétaire.
Ce fut, je m’en souviens, une agréable promenade, car la route était bien ombragée d’arbres où les oiseaux chantaient joyeusement.
Nous fîmes le trajet à loisir, en causant de bien des choses, pendant que le bambin et la fillette couraient et cabriolaient devant nous.
Avant d’arriver au bureau de poste, il faut passer devant le cabaret dont il a été question.
Comme nous parcourions la rue du village, nous nous aperçûmes qu’un petit rassemblement s’était formé devant cette maison.
Il y avait là dix ou douze garçons en guenilles ou fillettes aux nattes sales, quelques femmes la tête nue, et deux ou trois hommes sortis du comptoir où ils flânaient.
C’était sans doute le rassemblement le plus nombreux qui ait jamais fait figure dans les annales de cette paisible localité.
Nous ne pouvions pas voir quelle était la cause de leur curiosité; mais nos bambins partirent à toutes jambes, et revinrent bientôt, bourrés de renseignements.
-- Oh! miss Warrender, cria Johnnie qui accourait tout haletant d’empressement. Il y a là un homme noir comme ceux des histoires que vous nous racontez.
-- Un bohémien, je suppose, dis-je.
-- Non, non, dit Johnnie d’un ton décisif. Il est plus noir encore que ça, n’est-ce pas, May?
-- Plus noir que ça, redit la fillette.
-- Je crois que nous ferions mieux d’aller voir ce que c’est que cette apparition extraordinaire, dis-je.
En parlant, je regardai ma compagne, et je fus fort surpris de la voir toute pâle, avec les yeux pour ainsi dire resplendissants d’agitation contenue.
-- Est-ce que vous vous trouvez mal? demandai-je.
-- Oh non! dit-elle avec vivacité, en hâtant le pas. Allons, allons!
Ce fut certainement une chose curieuse qui s’offrit à notre vue quand nous eûmes rejoint le petit cercle de campagnards.
J’eus aussitôt présente à la mémoire la description du Malais mangeur d’opium que De Quincey vit dans une ferme d’Écosse.
Au centre de ce groupe de simples paysans du Yorkshire, se tenait un voyageur oriental de haute taille, au corps élancé, souple et gracieux; ses vêtements de toile salis par la poussière des routes et ses pieds bruns sortant de ses gros souliers.
Évidemment, il venait de loin et avait marché longtemps.
Il tenait à la main un gros bâton, sur lequel il s’appuyait, tout en promenant ses yeux noirs et pensifs dans l’espace, sans avoir l’air de s’inquiéter de la foule qui l’entourait.
Son costume pittoresque, avec le turban de couleur qui couvrait sa tête à la teinte basanée, produisait un effet étrange et discordant en ce milieu prosaïque.
-- Pauvre garçon! me dit miss Warrender d’une voix agitée et haletante. Il est fatigué. Il a faim, sans aucun doute, et il ne peut faire comprendre ce qu’il lui faut. Je vais lui parler.
Et, s’approchant de l’Hindou, elle lui adressa quelques mots dans le dialecte de son pays.
Jamais je n’oublierai l’effet que produisirent ces quelques syllabes.
Sans prononcer un mot, le voyageur se jeta la face contre terre sur la poussière de la route, et se traîna littéralement aux pieds de ma compagne.
J’avais vu dans des livres de quelle façon les Orientaux manifestent leur abaissement en présence d’un supérieur, mais je n’aurais jamais pu m’imaginer qu’aucun être humain descendît jusqu’à une humilité aussi abjecte que l’indiquait l’attitude de cet homme.
Miss Warrender reprit la parole d’un ton tranchant, impérieux.
Aussitôt il se redressa et resta les mains jointes, les yeux baissés, comme un esclave devant sa maîtresse.
Le petit rassemblement qui semblait croire que ce brusque prosternement était le prélude de quelque tour de passe-passe ou d’un chef d’oeuvre d’acrobatie, avait l’air de s’amuser et de s’intéresser à l’incident.
-- Consentiriez-vous à emmener les enfants et à mettre les lettres à la poste? demanda la gouvernante. Je voudrais bien dire un mot à cet homme.
Je fis ce qu’elle me demandait.
Quelques minutes après, quand je revins, ils causaient encore.
L’Hindou paraissait raconter ses aventures ou expliquer les motifs de son voyage.
Ses doigts tremblaient; ses yeux pétillaient.
Miss Warrender écoutait avec attention, laissant échapper de temps à autre un mouvement brusque ou une exclamation, et montrant ainsi combien elle était intéressée par les détails que donnait cet homme.
-- Je dois vous prier de m’excuser pour vous avoir tenu si longtemps au soleil, dit-elle enfin en se tournant vers moi. Il faut que nous rentrions. Autrement nous serons en retard pour le dîner.
Elle prononça ensuite quelques phrases sur un ton de commandement et laissa son noir interlocuteur debout dans la rue du village.
Puis nous rentrâmes avec les enfants.