-- Pourquoi n’agissez-vous pas vous même alors? demanda-t-elle.

-- Ce n’est point dans ma manière, dit-il. En outre, je n’ai pas attrapé le tour de main. Ce roomal, c’est ainsi que vous appelez cela, ne laisse aucune trace. C’est ce qui en fait l’avantage.

-- C’est un acte infâme que d’assassiner son bienfaiteur.

-- Mais c’est une grande chose que de servir Rowhanee, la déesse de l’assassinat. Je connais assez votre religion pour savoir cela. Votre père ne le ferait-il pas, s’il était ici?

-- Mon père était le plus grand de tous les Borkas de Jublepore, dit-elle fièrement. Il a fait périr plus d’hommes qu’il n’y a de jours dans l’année.

-- J’aurais bien donné mille livres pour ne pas le rencontrer, dit Copperthorne en riant. Mais que dirait maintenant Achmet Genghis Khan, s’il voyait sa fille hésiter en présence d’une chance, aussi favorable pour servir les dieux? Jusqu’à ce moment vous avez agi dans la perfection. Il a bien dû sourire en voyant la jeune âme de la petite Ethel voleter jusque devant ce dieu ou cette goule de chez vous. Peut-être n’est-ce pas le premier sacrifice que vous ayez fait. Parlons un peu de la fille de ce brave négociant allemand. Ah! je vois à votre figure que j’ai encore raison. Après avoir agi ainsi, vous avez tort d’hésiter maintenant qu’il n’y a plus aucun danger, et que toute la tache nous sera rendue facile. En outre, cet acte vous délivrera de l’existence que vous menez ici, et qui ne doit pas être des plus agréables, attendu que vous avez continuellement la corde au cou pour ainsi dire. Si la chose doit se faire, qu’elle se fasse sur le champ. Il pourrait refaire son testament d’un instant à l’autre, car il a de l’affection pour le jeune homme et il est aussi changeant qu’une girouette.

Il y eut un long silence, un silence si profond qu’il me sembla entendre dans l’obscurité les battements violents de mon coeur.

-- Quand la chose se fera-t-elle? demanda-t-elle enfin.

-- Pourquoi pas demain dans la nuit?

-- Comment parviendrai-je jusqu’à lui?

-- Je laisserai la porte ouverte, dit Copperthorne. Il a le sommeil lourd et je laisserai une veilleuse allumée pour que vous puissiez vous diriger.

-- Et ensuite?

-- Ensuite vous rentrerez chez vous. Le matin, on découvrira que notre pauvre vieux maître est mort pendant son sommeil. On découvrira aussi qu’il a laissé tout ce qu’il possède en ce monde à son fidèle secrétaire, comme une faible marque de reconnaissance pour son dévouement au travail. Alors comme on n’aura plus besoin des services de miss Warrender, elle sera libre de retourner dans sa chère patrie, où dans tout autre pays qui lui plaira. Elle pourra se sauver, si elle veut, avec M. John Lawrence, étudiant en médecine.

-- Vous m’insultez, dit-elle avec colère.

Puis, après un silence:

-- Il faut que nous nous retrouvions demain soir avant que j’agisse.

-- Pourquoi cela?

-- Parce que j’aurai peut-être besoin de quelques nouvelles instructions.

-- Soit, eh bien, ici, à minuit, dit-il.

-- Non, pas ici, c’est trop près de la maison. Retrouvons-nous sous le grand chêne qui est au commencement de l’avenue.

-- Où vous voudrez, répondit-il d’un ton bourru, mais rappelez- vous le bien, j’entends ne pas être avec vous au moment où vous ferez la chose.

-- Je ne vous le demanderai pas, dit-elle avec dédain. Je crois que nous avons dit ce soir tout ce qu’il fallait dire.

J’entendis le bruit que fit l’un d’eux en se levant, et, bien qu’ils eussent continué à causer, je ne m’arrêtai pas à en entendre plus long.

Je quittai furtivement ma cachette, pour traverser la pelouse plongée dans l’obscurité, et je gagnai la porte, que je refermai derrière moi.

Ce fut seulement quand je fus rentré chez moi, quand je me laissai aller dans mon fauteuil, que je me trouvai en état de remettre quelque ordre dans mes penses bouleversées et de songer au terrible entretien que j’aurais écouté.

Cette nuit-là, pendant de longues heures, je restai immobile, méditant sur chacune des paroles entendues, et m’efforçant de combiner un plan d’action pour l’avenir.

Chapitre VI

Les Thugs! J’avais entendu parler des féroces fanatiques de ce nom qu’on trouve dans les régions centrales de l’Inde, et auxquels une religion détournée de son but présente l’assassinat comme l’offrande la plus précieuse et la plus pure qu’un mortel puisse faire au Créateur.

Je me rappelle une description que j’avais lue dans les oeuvres du colonel Meadows Taylor, où il était question du secret des Thugs, de leur organisation, de leur foi implacable et de l’influence terrible que leur manie homicide exerce sur toutes les autres facultés mentales et morales.

Je me rappelai même que le mot de roomal -- un mot que j’avais vu revenir plus d’une fois -- désignait le foulard sacré au moyen duquel ils avaient coutume d’accomplir leur diabolique besogne.

Miss Warrender était déjà femme quand elle les avait quittés, et à en croire ce qu’elle disait, elle qui était la fille de leur principal chef, il n’était pas étonnant qu’une culture toute superficielle n’eût pas déraciné toutes les impressions premières ni empêché le fanatisme de se faire jour à l’occasion.

Nouveaux Mystères et Aventures Page 16

Arthur Conan Doyle

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