Bien que le premier venu eût le droit de s’aventurer dans le Bar et de se prélasser sous le papillotement de ses bouteilles aux couleurs variées, il était admis tacitement, mais généralement, que le cabinet particulier ou boudoir était réservé à l’usage des citoyens les plus en vue.
C’était dans cette pièce que se réunissaient les comités, qu’étaient conçues et mises au monde d’opulentes compagnies, que se faisaient ordinairement les enquêtes.
Cette dernière cérémonie, j’ai le regret de le dire, était assez fréquente à l’Écluse, vers 1861, et les conclusions du coroner se faisaient parfois remarquer par une saveur et une originalité fort piquantes.
Pour n’en citer qu’un exemple, quand Burke le Pourfendeur, un bandit de notoriété, fut abattu d’un coup de feu par un jeune médecin aux façons tranquilles, un jury sympathique déclara: «que le défunt avait rencontré la mort dans une tentative imprudente qu’il avait faite pour arrêter dans son trajet une balle de pistolet».
Dans le camp, on regarda ce verdict comme un chef-d’oeuvre de jurisprudence, en ce qu’il déchargeait le coupable, tout en respectant rigoureusement, incontestablement, la vérité.
Ce soir-là, il y avait dans le petit salon une réunion de notabilités, quoiqu’elles n’y eussent point été amenées par une cérémonie pathologique de ce genre.
Il était survenu en ces derniers temps maints changements qui méritaient discussion et c’était dans cette pièce, somptueusement meublée d’un divan et d’un miroir, que l’Écluse de Harvey avait coutume d’échanger ses idées.
Les habitudes de propreté, qui commençaient à s’établir dans la population, causaient encore quelque agitation dans les esprits de plusieurs.
Puis, il y avait des commentaires à faire sur miss Sinclair, ses allées et venues, sur le filon riche du Conemara, sur les bruits récents relatifs aux coureurs de la brousse.
Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que les notables de la ville se fussent réunis au Bar Colonial.
Les coureurs de la Brousse étaient en ce moment-là l’objet de la discussion.
Depuis quelques jours, on parlait de leur présence et la colonie éprouvait un sentiment de malaise.
La crainte physique est chose peu connue à l’Écluse de Harvey.
Les mineurs se seraient mis en campagne pour faire une chasse à mort aux brigands et ils s’y seraient livrés avec autant d’entrain que s’il s’était agi de tuer un même nombre de Kangourous.
Ce qui causait leur inquiétude, c’était la présence d’une grande quantité d’or dans la ville.
Ils étaient décidés à mettre en sûreté à tout prix le fruit de leur travail.
Des messages avaient été envoyés à Buckhurst pour faire venir tous les soldats disponibles.
En attendant, la rue principale de l’Écluse était parcourue chaque nuit par des patrouilles de bonne volonté.
La panique avait augmenté de nouveau à la suite des nouvelles rapportées le jour même par Jim Struggles.
Jim était d’un caractère ambitieux et entreprenant, et après avoir passé quelque temps à considérer avec dégoût le résultat de son travail de la dernière semaine, il avoir secoué, métaphoriquement s’entend, la poussière de l’argile de l’Écluse, et était parti poux les bois dans l’intention de prospecter aux environs jusqu’à ce qu’il trouvât un endroit à sa convenance.
Jim racontait qu’étant assis sur un tronc d’arbre tombé et en train de prendre son repas de midi, composé de liquide et de lard rance, son oreille exercée avait perçu le bruit de sabots de chevaux.
Il avait eu à peine le temps de s’allonger à terre derrière l’arbre qu’une troupe de cavaliers traversa le bois et passa à un jet de pierre de lui.
-- Il y avait là Bill Smeaton et Murphy Duff, dit-il.
C’étaient les noms de deux bandits bien connus.
«Il y en avait trois autres que je n’ai pas très bien vus. Ils ont pris la piste de droite. Ils avaient l’air d’être partis en expédition pour tout de bon, leurs fusils en main.
Jim fut soumis ce soir-là à un interrogatoire minutieux, mais rien ne put le faire varier dans sa déposition ni ajouter quelque clarté à ce qu’il avait vu.
Il raconta l’histoire plusieurs fois et à de longs intervalles, mais bien qu’il y eut peut-être d’agréables variations dans les détails, les faits essentiels restaient toujours les mêmes.
La chose commençait à prendre une tournure sérieuse.
Il y en eut toutefois qui exprimèrent bruyamment leurs doutes au sujet de l’existence de coureurs de la brousse.
Parmi ceux qui se firent ainsi le plus remarquer, était un jeune homme, perché sur un baril, au milieu de la pièce.
C’était évidemment un des membres influents de la population.
Nous avons déjà vu cette chevelure noire et bouclée, cet oeil sans éclat, cette lèvre cruelle, chez Tom Ferguson le Noir, prétendant évincé de miss Sinclair.
Il était aisé de le distinguer du reste de l’assemblée, grâce à son complet à carreaux et à d’autres indices d’un caractère efféminé, que fournissait son costume et qui auraient pu lui procurer une fâcheuse réputation; mais, comme l’associé d’Abe, il s’était fait de bonne heure connaître pour un homme capable de tout sans en avoir l’air.