Le mineur, après cette station à l’ombre des arbres, se dirigea vers la porte du jardin.
Il n’y avait personne.
Évidemment il était venu un peu trop tôt.
À ce moment, la lune brillait de tout son éclat et l’on voyait les environs aussi clairement qu’en plein jour. Abe regarda de l’autre côté de la petite villa et vit la route, qui apparaissait comme une ligne blanche et tortueuse, jusqu’au sommet de la côte.
Si quelqu’un s’était trouvé là pour l’épier, il eût pu voir sa carrure d’athlète se dessiner nettement, en contour précis.
Alors il eut un mouvement brusque, comme s’il venait de recevoir une balle, et il chancela, s’appuya à la petite porte qui se trouvait près de lui.
Il avait vu une chose qui fit pâlir encore sa figure tannée par le soleil, et déjà pâlie à la pensée de la jeune fille qui était si près de lui.
À l’endroit même où la route faisait une courbe, et à moins de deux cents yards de distance, il voyait une masse noire se mouvant sur la courbe et perdue dans l’ombre de la colline.
Cela ne dura qu’un moment, mais ce moment suffit à son coup d’oeil exercé de forestier, à sa rapidité de perception, pour se rendre compte de la situation dans tous ses détails.
C’était une troupe de cavaliers qui se dirigeaient vers la villa, et quels pouvaient être ces cavaliers nocturnes, sinon les gens qui terrifiaient le pays forestier, les redoutés coureurs de la Brousse.
Abe était, il faut le dire, d’une intelligence lente et se mouvait lourdement dans les circonstances ordinaires.
Mais à l’heure du danger, il était aussi remarquable par son sang- froid et sa résolution que par sa promptitude à agir d’une manière décisive.
Tout en s’avançant à travers le jardin, il calcula les chances qu’il avait contre lui.
Selon l’évaluation la plus modérée, il avait une demi-douzaine d’adversaires, tous gens déterminés à tout et ne redoutant rien.
Il s’agissait de savoir s’il pourrait les tenir pendant un instant en échec et les empêcher de pénétrer par force dans la maison.
Nous avons déjà dit que des sentinelles avaient été postées dans la rue principale de la ville. Abe se dit qu’il arriverait de l’aide moins de dix minutes après le premier coup de feu.
S’il s’était trouvé dans l’intérieur de la maison, il aurait été sûr de tenir bon plus longtemps que cela. Mais les coureurs de la Brousse arriveraient sur lui avant qu’il eût pu réveiller les habitants endormis et se faire ouvrir.
Il devait se résigner à faire de son mieux.
En tout cas, il prouverait à Carrie que s’il ne savait pas lui parler, il était du moins capable de mourir pour elle.
Cette idée fit passer en lui une vraie flamme de plaisir, pendant qu’il rampait dans l’ombre de la maison.
Il arma son révolver: l’expérience lui avait appris l’avantage d’être le premier à tirer.
La route par laquelle arrivaient les coureurs de la Brousse aboutissait à une porte de bois donnant sur le haut du petit jardin de l’essayeur.
Cette porte était flanquée à gauche et à droite d’une haute haie d’acacia, et s’ouvrait sur une courte allée bordée également d’une muraille infranchissable d’arbustes épineux.
Abe connaissait parfaitement la disposition des lieux.
À son avis, un homme résolu pouvait barrer le passage pendant quelques minutes, jusqu’au moment où les assaillants se feraient jour par quelque autre endroit et le prendraient par derrière.
En tout cas, c’était sa chance la plus favorable.
Il passa devant la porte de la façade, mais s’abstint de donner l’alarme.
Sinclair était un homme assez avancé en âge et ne pouvait lui être bien utile dans un combat désespéré comme celui auquel il s’attendait, et l’apparition de lumières dans la maison avertirait les brigands de la résistance qu’on se préparait à leur faire.
Ah! que n’avait-il auprès de lui son associé, le patron, Chicago Bill, n’importe lequel des vaillants hommes qui auraient accouru à son appel et se seraient rangés à ses côtés en une pareille lutte!
Il fit demi-tour dans l’étroite allée.
Voici la porte de bois qu’il connaissait très bien, et là-haut, perché sur la traverse, un homme, dans une attitude languissante, balançait ses jambes, et épiait sur la route qui s’étendait devant lui; c’était master John Morgan, celui-là même qu’Abe appelait du plus profond de son coeur.
Le temps manquait pour de longues explications.
En quelques mots hâtifs, le patron dit qu’en revenant de sa petite excursion, il avait croisé les coureurs de la Brousse partis à cheval pour leur expédition ténébreuse.
Il avait surpris des propos qui lui avaient fait connaître le but.
En courant à toutes jambes, et grâce à sa connaissance du pays, il était parvenu à les devancer.
-- Pas le temps de donner l’alarme, expliqua-t-il, tout haletant de son récent effort, il faut les arrêter nous-mêmes. Pas venu pour faire le galant... venu pour votre jeune fille... N’arriveront que par-dessus nos corps, «Les Os».
Et après ces quelques mots jetés d’une voix entrecoupée, ces deux amis si étrangement assortis se donnèrent une poignée de main, échangèrent un regard de profonde affection pendant que la brise parfumée des bois leur apportait le bruit des pas des chevaux.