En ce temps-là, le courant de l’émigration commençait à peine à dévier du côté du l’Afrique.
Nous pensâmes donc que le meilleur parti à prendre était d’aller là-bas, dans la colonie du Cap.
Donc, pour couper au plus court, nous nous embarquâmes, et nous débarquâmes au Cap, avec un capital de moins de cinq livres, et alors nous nous séparâmes.
On tenta la chance dans bien des directions, l’on eut des hauts et des bas, mais au bout du compte, quand le hasard, après trois ans, eut amener chacun de nous dans le haut pays, où l’on se rencontra de nouveau, j’ai le regret de dire que nous étions dans une situation aussi embarrassée qu’à notre point de départ.
Chapitre II
Voilà qui n’avait guère l’air d’un début brillant, et nous étions bien découragés, si découragés, que Tom parlait de retourner en Angleterre et de chercher une place d’employé.
Par où vous voyez que, sans le savoir, nous n’avions joué que nos basses cartes, et que nous avions encore en main tous nos atouts.
Non, nous nous figurions que nous avions la main malheureuse en tout.
Nous nous trouvions dans une région presque dépourvue de population.
Il ne s’y trouvait que quelques fermes éparpillées à de grandes distances, avec des maisons d’habitation entourées d’une palissade et de barrières pour se défendre contre les Cafres.
Tom Donahue et moi nous avions tout juste une méchante hutte dans la brousse, mais on savait que nous ne possédions rien, et que nous jouions avec quelque adresse du revolver, de sorte que nous ne courions pas grand risque.
Nous restions là, à faire quelques besognes par ci par là, et à espérer des temps meilleurs.
Or, au bout d’un mois, il arriva un soir certaine chose qui commença à nous remonter un peu l’un et l’autre, et c’est de cette chose-là, Monsieur, que je vais vous parler.
Je m’en souviens bien.
Le vent hurlait auteur de notre cabane et la pluie menaçait de faire irruption par notre misérable fenêtre.
Nous avions allumé un grand feu de bois qui pétillait et lançait des étincelles sur le foyer.
J’étais assis à côté, m’occupant à réparer un fouet, pendant que Tom, étendu dans la caisse qui lui servait de lit, geignait piteusement sur la malchance qui l’avait amené dans un tel endroit.
-- Du courage, Tom, du courage, dis-je. Aucun homme ne sait jamais ce qui l’attend.
-- La déveine, Jack, la déveine. J’ai toujours été le chien le plus déveinard qu’il y ait. Voici trois ans que je suis dans cet abominable pays. Je vois des jeunes gens qui arrivent à peine d’Angleterre, et qui font sonner leurs poches pleines d’argent et moi je suis aussi pauvre que le jour où j’ai débarqué. Ah! Jack, vieux copain, si vous tenez à rester la tête au-dessus de l’eau, il faut que vous cherchiez fortune ailleurs qu’en ma compagnie.
-- Des bêtises, Jack! vous êtes en déveine aujourd’hui... Mais écoutez, quelqu’un marche au dehors! À son pas, je reconnais Dick Wharton. Si quelqu’un est capable de vous remettre en train, c’est lui.
Je parlais encore, que la porte s’ouvrit pour laisser entrer l’honnête Dick Wharton, tout ruisselant d’eau, sa bonne face rouge apparaissant à travers une buée comme la lune dans l’équinoxe d’automne.
Il se secoua, et, après nous avoir dit bonjour, il s’assit près du feu.
-- Dehors, Dick, par une nuit pareille? dis-je. Vous trouverez dans le rhumatisme un ennemi pire que les Cafres, si vous ne prenez pas des habitudes régulières.
Dick avait l’air plus sérieux que d’ordinaire.
On eut même pu dire qu’il paraissait effrayé, si l’on n’avait pas connu son homme.
-- Fallait y aller, dit-il. Fallait y aller. Une des bêtes de Madison s’est égarée. On l’a aperçue par là-bas, dans la vallée de Sasassa, et naturellement pas un de nos noirs n’a consenti à se hasarder la nuit dans cette vallée et si nous avions attendu jusqu’au matin, l’animal se serait trouvé dans le pays des Cafres.
-- Pourquoi refusent-ils d’aller la nuit dans la vallée de Sasassa? demanda Tom.
-- À cause des Cafres, je suppose, dis-je.
-- Fantômes, dit Dick.
Nous nous mîmes tous deux à rire.
-- Je suis persuadé qu’à un homme aussi prosaïque que vous, ils n’ont pas seulement laissé entrevoir leurs charmes? dit Tom du fond de sa caisse.
-- Si, dit Jack d’un ton sérieux, mais si, j’ai vu ce dont parlent les noirauds, et, sur ma parole, mes garçons, je ne tiens pas à le revoir.
Tom se mit sur son séant:
-- Des sottises, Dick, vous voulez rire, l’ami. Allons, contez- nous tout cela: La légende d’abord, et ensuite ce que vous avez vu. Passez-lui la bouteille, Jack.
-- Eh bien, dit Dick, pour la légende, il paraît que les noirauds se repassent de génération en génération la croyance que la vallée de Sasassa est hantée par un Démon horrible. Des chasseurs, des voyageurs qui descendaient le défilé ont vu ses yeux luisants sous les ombres des escarpements, et le bruit court que quiconque a subi par hasard ce regard malfaisant, est poursuivi pendant tout le reste de sa vie par la malchance due à l’influence maudite de cet être.