-- Oui, mais il y a quelque danger. Nous ferions mieux de faire le tour.
-- Où est le danger? fit notre militaire en tortillant sa moustache d’un air dédaigneux.
-- Oh! ce n’est rien, dit Cronin. Ce quadrupède qui est au milieu du pré, c’est un taureau, et un taureau qui n’a pas très bon caractère. Voilà tout. Je ne suis pas d’avis de laisser aller les dames.
-- Nous n’irons pas, dirent en choeur les dames.
-- Alors suivons la haie pour regagner la route, suggéra Sol.
-- Vous irez par où il vous plaira, dit Jack d’un ton grognon. Quant à moi, je passe par le pré.
-- Ne faites pas le fou, Jack, dit mon frère.
-- C’est bon pour vous autres de penser à tourner le dos à une vieille vache; moi je ne trouve pas. Cela blesse mon amour-propre, voyez-vous, et je vous rejoindrai de l’autre côté de la ferme.
Et, ce disant, Jack boutonna son habit d’un air truculent, brandit sa canne avec jactance et entra dans la prairie de dix acres.
On se groupa près de la barrière et on suivit d’un regard anxieux les événements.
Jack fit de son mieux pour avoir l’air absorbé par la contemplation du paysage et de l’état probable du temps, car il jetait des regards autour de lui et vers les nuages d’un air préoccupé.
Toutefois ses coups d’oeil partaient du côté taureau et y revenaient je ne sais comment.
L’animal, après avoir examiné longuement et fixement l’intrus, avait battu en retraite dans l’ombre de la haie sur un des côtés, et Jack suivait le grand axe du champ.
-- Ça va bien, dis-je, il s’est écarté du chemin.
-- Je crois qu’il le fait marcher, dit master Nicolas Cronin. C’est un animal plein de méchanceté et de roublardise.
Master Cronin finissait à peine ces mots que le taureau sortit de l’ombre de la haie, et se mit à frapper du pied en secouant sa tête noire à l’expression mauvaise.
À ce moment Jack était au milieu du pré et affectait de ne pas remarquer son adversaire, tout en hâtant un peu le pas.
La manoeuvre, que fit ensuite le taureau, consista à décrire rapidement deux ou trois petits cercles.
Puis il s’arrêta, lança un mugissement, baissa la tête, dressa la queue et se dirigea sur Jack de toute sa vitesse.
Ce n’était plus le moment de feindre d’ignorer l’existence de l’animal.
Jack regarda un instant autour de lui.
Il n’avait d’autre arme que sa petite canne, pour tenir tête à cette demi-tonne de viande en colère qui accourait sur lui au pas de charge.
Il fit la seule chose qui fut possible, c’est à dire qu’il courut vers la haie de l’autre côté du pré.
Tout d’abord Jack eut la condescendance de courir, mais ensuite il se mit à un trot tranquille, méprisant, une sorte de compromis entre sa dignité et sa crainte, chose si plaisante que, malgré notre effroi, nous éclatâmes de rire en choeur.
Peu à peu, toutefois, comme il entendait le galop des sabots se rapprocher, il hâta le pas, et finit par prendre pour tout de bon la fuite pour trouver un abri.
Son chapeau s’était envolé, les basques de son habit voltigeaient au vent, et son ennemi n’était plus qu’à dix yards de lui.
Quand même notre héros de l’Afghanistan aurait eu à ses trousses toute la cavalerie d’Ayoub Khan, il n’aurait pu parcourir cet espace en moins de minutes.
Si vite qu’il allât, le taureau allait plus vite encore, et ils parurent atteindre la haie en même temps.
Nous vîmes Jack s’y enfoncer hardiment, et une seconde après il en sortit de l’autre côté, d’un trait, comme s’il avait été projeté par un canon, pendant que le taureau lançait une série de mugissements triomphants à travers le trou fait par Jack.
Nous éprouvâmes une sensation de soulagement en voyant Jack se secouer pour se mettre en route dans la direction de la maison sans jeter un regard de notre côté.
Lorsque nous arrivâmes, il s’était retiré dans sa chambre et ce fut seulement le lendemain au déjeuner qu’il reparut, boitant et l’air fort déconfit.
Mais aucun de nous n’eut la cruauté de faire allusion à l’événement, et par un traitement judicieux nous l’eûmes remis dans son état normal de bonne humeur avant l’heure du lunch.
Chapitre VIII
C’était deux jours après la partie de campagne que devait se tirer notre grande cagnotte du Derby.
C’était une cérémonie annuelle qu’on n’omettait jamais à Hatherley House.
En comptant les visiteurs et les voisins il y avait généralement autant de demandes de tickets qu’il y avait de chevaux engagés.
-- La cagnotte se tire ce soir, Mesdames et Messieurs, dit Bob en qualité de maître de la maison. Le montant est de dix shillings. Le second a un quart de la masse, le troisième rentre dans sa mise. Personne ne peut prendre plus d’un billet, ni vendre son billet après l’avoir pris.
Tout cela fut proclamé par Bob d’une voix très pompeuse, très officielle, bien que l’effet en fût un peu amoindri par un sonore «Amen» de master Nicolas Cronin.
Chapitre IX
Il me faut maintenant renoncer au style personnel pour un moment.
Jusqu’à présent, ma petite histoire s’est composée simplement d’une série d’extraits de mon journal particulier, mais j’ai maintenant à raconter une scène que je n’appris qu’au bout de bien des mois.